Salâh ad-Dîn, le Chevalier

[Extrait de : ‘Héros de l’Islâm’, ‘Issâ Meyer]

Au cœur de l’un des conflits les plus infâmes de l’histoire de l’humanité, lorsque le sauvage fanatisme de la chrétienté médiévale vint s’abattre avec fracas sur les rives de l’Orient pour y éclater dans toute sa fureur, il montra au monde l’exemple exactement inverse, celui d’un sultan généreux et miséricordieux, profondément enraciné dans la Foi, magnanime dans la victoire, humain dans la conquête et tolérant dans le gouvernement. Sa bravoure sans pareille, sa force de caractère hors du commun, sa piété exemplaire et sa finesse tactique lui permirent d’unifier les musulmans et de remporter l’une des plus grandes victoires de l’histoire islamique pour poursuivre l’œuvre de son mentor Nûr ad-Dîn, renverser définitivement le cours de l’ère des croisades et libérer la sainte mosquée d’al-Aqsa. Archétype du chevalier de l’islâm, champion du jihâd juste et légitime, il est resté dans l’Histoire comme l’incarnation du héros musulman sans peur et sans reproche, peut-être le plus célèbre de tous : an-Nasîr Salâh ad-Dîn Yûsuf ibn Ayyûb, fondateur de la dynastie ayyoubide, sultan d’Égypte, du Shâm, de la Jâzirah et d’Arabie, libérateur de Jérusalem – « Saladin ».

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Salâh ad-Dîn n’est toutefois pas qu’un chef de guerre : lorsque les nécessités le lui permettent, il s’attache ainsi à instaurer justice et prospérité en ses domaines. En Égypte notamment, il multiplie les travaux publics et entame la construction de la citadelle du Caire, qui marquera le paysage de la cité, du grand pont de Gizeh, d’un gigantesque puits ou encore de fabriques d’armes. Partout, il couvre son royaume de madrasas, d’hôpitaux et d’institutions diverses qui visent à marquer la bienveillance de son règne auprès du peuple. Comme son maître Nûr ad-Dîn avant lui, il tient deux fois par semaine une séance publique durant laquelle il écoute avec attention les doléances de ses sujets, en compagnie de juges et d’érudits ; il consacre ensuite plusieurs heures à rédiger ses commentaires sur chacune de ces demandes. Pieux au possible, l’on rapporte qu’il ne cède jamais à la médisance et qu’il ne permet à personne de s’y adonner en sa présence, de même qu’il ne prononce jamais la moindre grossièreté et s’abstient en toutes circonstances d’humilier un musulman, aussi dépourvu et impuissant soit-il.

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Enfin, le 15 rajab 583AH (20 septembre 1187), il met le siège devant la ville sainte, qu’il préfère prendre sans effusion de sang en offrant des conditions généreuses. Mais Balian d’Ibelin, seul noble du royaume encore en vie, résiste d’abord avec fougue et affirme même préférer raser la cité que la livrer. Le 27 rajab – symboliquement le jour de l’Ascension Nocturne durant laquelle le Prophète ﷺ était monté au ciel depuis Jérusalem -, il accepte toutefois finalement de rendre les armes contre l’assurance de la vie sauve pour le peuple – en échange d’une rançon exceptionnellement faible pour l’époque.

Le frère du souverain libère, sur ses propres deniers, mille pauvres hères incapables de verser la somme requise ; et Salâh ad-Dîn affranchit lui-même tous les vieillards. Ému par les suppliques des femmes chrétiennes, il promet également de relâcher chaque mari prisonnier et offre aux veuves et orphelins des présents tirés de son propre trésor. Là où les Francs, près d’un siècle plus tôt, avaient pataugé dans le sang de leurs victimes et commis un ignoble carnage, pas un seul bâtiment n’est pillé et Salâh ad-Dîn ordonne même que des gardes patrouillent dans les rues pour empêcher que le moindre outrage soit infligé aux chrétiens. Par ce geste et ce si profond contraste avec l’attitude des conquérants d’Occident, Salâh ad-Dîn construit sa légende de «chevalier de l’islâm». D’autant que s’il rend naturellement aux musulmans la mosquée al-Aqsa, dont les croisés avaient fait une église et une écurie, il laisse aux chrétiens le Sépulcre et retourne leurs synagogues aux Juifs, qu’il invite à s’installer à nouveau à Jérusalem.

Ailleurs, Salâh ad-Dîn permet aux disciples de la croix de quitter les autres villes conquises et de regagner les terres chrétiennes sains et saufs avec tous les biens qu’ils peuvent emporter. L’année suivante, il libèrera même dans un élan de bonté Guy de Lusignan, à la requête de son épouse Sibylle de Jérusalem, et accordera certains privilèges aux pèlerins géorgiens en vertu de ses bonnes relations avec la souveraine de ce royaume chrétien du Caucase, Tamar. En Orient comme en Occident, il sera désormais connu pour sa bonté et sa miséricorde. Les anecdotes à ce sujet sont légion : ainsi d’une occasion où, le bébé d’une femme chrétienne lui ayant été subtilisé et vendu sur un marché aux esclaves, Salâh ad-Dîn rachète le pauvre enfant de sa propre fortune avant de le remettre tendrement à sa mère éplorée. Sa légende de plus parfait représentant des valeurs de la chevalerie traversera les mers, jusqu’en Europe, et les siècles : à l’ère moderne, l’historien français René Grousset, pourtant farouche partisan des Croisades et de la colonisation, notera ainsi que « la générosité de Saladin, sa piété dénuée de fanatisme, cette fleur de la libéralité et de la courtoisie qui avait été le modèle de nos anciens chroniqueurs lui valurent une popularité non moins grande dans la Syrie franque que dans les pays de l’islâm. »

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Si Salâh ad-Dîn et Richard « Cœur de Lion » ne se rencontreront jamais en personne, ils s’échangent régulièrement des présents et entament une étonnante correspondance au cours de laquelle ils font leur éloge respectif en tant que grands et honorables princes – bien qu’ennemis. L’on rapporte ainsi que lorsque le souverain anglais tombe malade, Salâh ad-Dîn n’hésite pas à s’enquérir de sa santé, à lui envoyer son médecin personnel et à lui transmettre fruits et glaçons – un geste miséricordieux et chevaleresque qui ne manquera pas d’impressionner durablement les croisés. Et lors d’une bataille entre les deux hommes, alors que le cheval de Richard avait été tué sous ses pieds, Salâh ad-Dîn lui fait parvenir une nouvelle monture afin qu’il ne soit pas désavantagé !

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Si la côte méditerranéenne de Tyr à Jaffa reste donc entre les mains des chevaliers d’Occident, Salâh ad-Dîn a accompli sa mission: l’unification des musulmans du Shâm et d’Égypte en un puissant sultanat et, surtout, la reprise de Jérusalem. Il peut désormais mourir en paix. Le 27 safar 589AH (4 mars 1193), il rend ainsi l’âme à Damas – ne laissant, au grand étonnement de tous, qu’un cheval et quelques deniers d’argent qui ne suffiront pas même à régler ses funérailles. C’est que s’il régnait sur un vaste royaume s’étendant de l’Anatolie au Nil et à l’océan Indien, Salâh ad-Dîn avait consacré sa vie entière au service de l’islâm et au bien-être de son peuple et s’était toujours détourné des fastes du pouvoir. Peu avant sa mort, il avait ainsi fait don de la quasi-totalité de ses biens et économies aux plus pauvres de ses sujets. L’on rapporte même qu’il dépensait tant en aumône qu’il n’avait jamais atteint le plafond légal nécessaire au versement de la zakât ! Mis en terre dans un jardin non loin de la mosquée des Omeyyades, sa tombe y sera honorée des musulmans, et bien au-delà ; en un étonnant clin d’œil de l’Histoire, l’empereur allemand Guillaume II viendra ainsi, sept siècles après sa mort, rendre hommage à l’homme qui avait vaincu la France et l’Angleterre…

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