Le roman des Andalous – Avant-Propos (Extrait)

[Extrait abrégé de l’avant-propos de : ‘Le roman des Andalous’, ‘Issâ Meyer]

Après le « Roman des Janissaires », voici donc un second pan de l’histoire de l’Islâm et des musulmans d’Europe que ce « Roman des Andalous » tentera de narrer à ses lecteurs. Si le premier était l’histoire d’une armée et d’un empire, cet ouvrage sera avant tout le récit des aventures et de la vie d’un peuple : comme le titre l’indique, il s’agit en effet du roman des Andalous avant d’être celui d’al-Andalus – raison pour laquelle l’on y a également inclus le drame des Morisques, quoi que ce sujet puisse sans aucun doute remplir un livre entier. Des premiers pas de Târiq ibn Ziyâd sur le sol du Vieux Continent, en 92AH (711), aux dernières expulsions, en 1023AH (1614), c’est une épopée de neuf cents ans de présence musulmane en Europe qui se déroule au fil des soubresauts de l’Histoire et des revers de fortune, des conquêtes et des exils, des triomphes et des désastres. Un conte de guerres, de volontés et d’ambitions qui s’entrechoquent, donc, mais aussi d’échanges, de rencontres, de vagues d’idées, de biens, de techniques, d’individus et de peuples, à la croisée des civilisations, des identités, des continents, des mers ; et c’est un peu de tout cela qui fait d’al-Andalus une formidable fresque humaine, peuplée de grands et moins grands hommes d’État ou de Religion, de plume ou d’épée.

De sa naissance à son extinction, c’est l’histoire d’une nation [1], aujourd’hui disparue, qui naît presque par un accident de l’Histoire aux confins de l’Occident, dont un prince déchu d’Orient pose les fondations, qui se façonne non sans heurts avant d’atteindre son apogée sous les Omeyyades de Cordoue et de prétendre symboliquement à la tête du monde de l’Islâm – le califat – ; une nation dont l’âge d’or culturel illumine tant le monde par son raffinement et son savoir qu’elle en oublie, un temps, que sa plume ne fait guère le poids face à l’épée de ses irréductibles ennemis et frôle, une première fois, l’annihilation ; une nation qui soupire de soulagement sous le bouclier protecteur des Murâbitûn, qui connaît les sommets et les bas-fonds de l’ère des Muwâhhidûn, qui pense alors une nouvelle fois disparaître corps et biens sous les coups de la Conquista et qui s’octroie néanmoins, envers et contre tout, un autre quart de millénaire d’existence sous les Nasrides de Grenade. C’est cette nation que les Rois catholiques et les Habsbourg tentent enfin d’éliminer méthodiquement et impitoyablement pendant plus d’un siècle, déterminés à éradiquer jusqu’au souvenir même qu’elle ait un jour existé…

Sans succès – tant la mémoire d’al-Andalus a survécu avec éclat sur les deux rives de la Méditerranée : chérie par ses enfants exilés de Tétouan, « fille de Grenade » [2] refondée par des émigrés andalous, jusqu’à Fès, Rabat, Alger, Tunis, Le Caire ou Damas, la nostalgie du « paradis perdu » n’a cessé d’inspirer les belles-lettres arabes et d’enflammer les imaginations en terre d’Islâm.

(…) 

En terre d’Islâm, notons que l’histoire d’al-Andalus a partout inspiré les partisans d’un renouveau de la civilisation musulmane tout au long de la nuit coloniale : (…). C’est particulièrement le cas chez le grand érudit et activiste libanais Shakîb Arslân, « le Prince de l’Éloquence » : épris d’histoire andalouse depuis sa plus tendre enfance, au point de traduire en arabe la nouvelle de Chateaubriand sur le sujet, l’homme visite l’Espagne durant l’été 1349AH (1930) et écrit au cours des années suivantes une volumineuse Al-Hulal as-Sundusiyyah fî al-Akhbâr wa-l-Athâr al-Andalusiyyah à travers laquelle il souhaite présenter l’histoire d’al-Andalus d’une nouvelle manière ne laissant aucune place aux mythes et aux inventions – sous la forme d’un récit factuel réalisé en comparant les sources islamiques traditionnelles et la critique occidentale moderne. Cette œuvre, qu’il est le premier auteur musulman à accomplir, vise avant tout à tirer de cette histoire de grandes leçons pour ses coreligionnaires et contemporains : les dangers des divisions internes et de la fitna, des alliances contre-nature avec l’ennemi, mais aussi ce qu’il voit comme le péril de l’isolation politique hors d’un grand califat unitaire. « L’essentiel de la vie humaine consiste à lutter pour lier le passé, que l’on veut préserver, et le futur, que l’on veut atteindre », écrit Shakîb Arslân dans son introduction ; « une tâche dans laquelle l’on pourra s’aider en tentant d’expliquer le présent avec le passé. »

Ce sont un peu de toutes ces motivations qui nous ont poussés à composer humblement cette histoire posthume des Andalous et de leur patrie : célébrer un passé glorieux, honorer ceux qui en furent les artisans et réhabiliter un certain nombre de grandes figures, déceler les raisons de leur succès, mais aussi observer d’un œil attentif les échecs et disséquer les manquements ; c’est, qu’au fond, l’épopée d’al-Andalus est un condensé de l’Histoire islamique avec ses hauts et ses bas, ses âges d’or et ses grands reflux, ses héros et ses fossoyeurs, et que nombre de leçons que l’on peut en tirer sont valables en tout temps et en tout lieu. Écrire cette histoire d’une manière détachée et dépassionnée est probablement chose impossible pour un auteur musulman, et l’on ne prétendra donc pas à atteindre l’objectivité pleine et parfaite – par ailleurs impossible en ce domaine. Toutes les mémoires souvent concurrentes que nous avons passées en revue ne simplifient pas la tâche, tant al-Andalus semble inscrite dans la légende ; l’on tentera néanmoins, autant que faire se peut, de dissiper les divers mythes qui obscurcissent l’image de cette grande fresque historique.

La première des grandes fictions que l’on s’appliquera à déboulonner est celle de la Reconquista, que l’on qualifiera ici par ce qu’elle fut réellement : la Conquista – une conquête chrétienne d’al-Andalus. Contestée et remise en question par nombre d’historiens en Espagne même, l’idéologie de la Reconquista – dont le terme n’apparaît d’ailleurs qu’au 19ème siècle – sert en réalité à justifier et légitimer un processus colonial en bonne et due forme sous le prétexte d’une « récupération » de « territoires perdus » que les peuples conquérants du Nord, modestes montagnards peu touchés par la civilisation romaine, à l’écart de l’autorité politique centrale et encore très imprégnés de paganisme au moment de la conquête musulmane, n’avaient en réalité jamais contrôlés. L’on verra le développement de cette doctrine politique, militaire et religieuse alliant un catholicisme de combat et les vélléités de conquête de dynasties ambitieuses et de sociétés dynamiques – Asturies, Léon, Castille, Portugal, Aragon – pour enrober leurs pulsions guerrières d’un vernis de légitimité : la revendication à leur profit de l’héritage des Wisigoths, la fabrication ou l’exagération de batailles supposément fondatrices, l’instrumentalisation du patrimoine chrétien autant que du passé romain, l’invention du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle ou de personnages fantastiques, comme la figure de l’apôtre Jacques convoqué bien malgré lui en tant que « Tueur de Maures ». Cet expansionnisme est un projet de conquête au long cours dont l’on peut sans aucun doute reconnaître la ténacité, mais dans lequel l’on ne peut objectivement voir autre chose qu’une colonisation progressive par l’érosion territoriale, le harcèlement militaire et économique, l’expulsion des populations musulmanes légitimes et leur remplacement par des colons du Nord, la spoliation des terres, des cités, des ressources. L’idée de « reconquête » est particulièrement ridicule pour la moitié Sud de la péninsule, très majoritairement peuplée de musulmans qui y faisaient vibrer leur foi depuis plus d’un demi-millénaire ; elle l’est plus encore pour des villes comme Gharnâtah (Grenade), al-Mariyyah (Alméria), Batalyaws (Badajoz) ou Mursiyyah (Murcia), qui n’existaient même pas avant l’Islâm – puisque fondées par les musulmans, de même d’ailleurs que Madrid elle-même. Et en nombre de lieux, les Romains et les Wisigoths, au nom desquels l’on voulait chasser les « Maures » du pays, n’avaient pas régné plus longtemps que les musulmans – quelque six siècles pour les premiers, à peine plus de deux pour les seconds, contre près de huit cents ans pour l’Islâm.

Il s’agira, au passage, de revenir sur un poncif malheureusement récurrent de la pensée occidentale de tous les âges : l’association de l’Islâm à la violence et à la barbarie, et la construction du « Maure » ou du « Turc » comme l’antithèse absolue de la chrétienté, l’ennemi héréditaire supposément sanguinaire contre qui la guerre totale était absolument justifiée. Lors de la célèbre controverse de Valladolid, un prétendu humaniste comme Bartolomé de las Casas, défenseur des droits des Amérindiens, pouvait ainsi critiquer la conquête espagnole de l’Amérique comme un concept « mohammédien » et affirmer sans fard que de tels crimes ne sauraient être légitimes que contre les musulmans – puisqu’ils en seraient eux-mêmes les auteurs. C’est dans une telle saillie que l’on perçoit toute l’ironie tragique de la chose : al-Andalus, violemment abattue et détruite par de cruels conquérants, était précisément morte d’avoir été une société trop civile, trop policée, trop érudite et ouverte – en un mot, trop pacifique – face à des royaumes agressifs, violents, intolérants, tout entiers tournés vers la guerre ; et c’est pourtant elle que l’on accusait, malhonnêtement et par contumace, d’avoir été un foyer de bestialité, et ses orphelins, les Morisques, d’être des criminels en puissance. La chose est d’autant plus d’actualité que cette rhétorique a été reprise par les milieux islamophobes d’Europe de tous les bords ; c’est particulièrement le cas dans les cercles identitaires, où le mythe de la Reconquista est aujourd’hui l’une des références historiques majeures, de même que la dénonciation des « temps obscurs » de la prétendue « colonisation musulmane de l’Espagne ».

L’idée même de « Reconquista » découle en réalité d’un second mythe que l’on s’appliquera à réfuter : celui d’un « corps étranger » implanté au cœur de l’Europe, impliquant que les Andalous n’aient été que des occupants illégitimes et étrangers d’un territoire qu’ils auraient spolié aux chrétiens du Nord – qui, rappelons-le, n’y avaient jamais mis les pieds. Cette confusion est d’ailleurs, malheureusement, bien trop souvent entretenue par les admirateurs d’al-Andalus eux-mêmes, entre les fantasmes orientalistes des uns et les récupérations des autres qui voilent la genèse de cette nation très particulière et l’ampleur de son ancrage indigène. Or, la naissance et le développement d’al-Andalus sont indissociables d’un processus constant et massif de conversion des populations locales à l’Islâm et de leur adoption de la langue arabe – non par la répression ou la contrainte, mais par la force d’attraction d’une foi perçue comme libératrice, la séduction d’une civilisation qui connaît alors son âge d’or, la justice d’un nouvel ordre social et politique. Au terme d’un processus souvent turbulent mais qui atteint un point de non-retour sous les Omeyyades de Cordoue, moins de deux siècles après la conquête, l’Islâm était déjà la religion majoritaire de la population – avant l’Égypte – et tous parlaient l’arabe. Là où les Castillans et les autres devraient plus tard expulser les populations musulmanes pour les remplacer par des colons catholiques, c’est tout un peuple, ou presque, qui se fond de son plein gré dans une brillante nation andalouse, profondément musulmane et arabophone. Au 16ème siècle, l’un des rares opposants à l’expulsion des Morisques, Pedro de Valencia, écrivait que « tous ces gens sont des Espagnols comme les autres qui vivent, sont nés et ont grandi en cette patrie depuis près de neuf cents ans. » Il n’avait que partiellement raison : ils étaient en réalité là depuis bien plus longtemps. Après presque un millénaire de brassage ethnique et culturel, d’unions, de mariages, de conversions, d’acculturation, il n’était très certainement pas un musulman de la péninsule qui ne descende d’ancêtres présents dans le pays bien avant la conquête omeyyade ; ce sont ces hommes et ces femmes que les soldats de la Conquista désignent sous le nom de « Maures Blancs » tant ils leur ressemblent. Rien ne saurait mieux illustrer ce grand melting-pot que la dynastie omeyyade de Cordoue elle-même – et la personne de ‘Abd ar-Rahmân III, peut-être le plus brillant souverain d’al-Andalus : culturellement arabe jusqu’au bout des ongles, descendant en ligne paternelle de l’une des plus illustres lignées de Quraysh, l’homme était aussi – par sa mère et sa grand-mère paternelle basques – doté d’un phénotype typiquement ibérique. On l’aura compris, c’est dans la fusion des races, des tribus, des ethnies sous la bannière de l’Islâm que naît la nation andalouse – quoi que son identité culturelle soit éminemment et profondément enracinée dans l’arabité.

À l’exact opposé de l’idée du « corps étranger », un autre mythe, surtout porté par les historiens conservateurs espagnols, a voulu faire des Andalous des hérauts de l’hispanité, des « Espagnols musulmans » et non plus des « Arabes d’Espagne », et revendiquer al-Andalus comme une prolongation de « l’âme ibérique éternelle » à peine teintée d’Islâm, très éloignée du reste de la Ummah et peu affectée par les apports extérieurs ; un historien espagnol s’est même évertué à nier que des Arabes aient un jour mis le pied en Espagne en tentant de prouver une islamisation progressive du pays par les contacts culturels et commerciaux ! Ces théories s’accompagnent aussi de la décrédibilisation des dynasties berbères – Murâbitûn et Muwâhhidûn – perçues comme « fondamentalistes », stupides et rétrogrades, de même que de la présentation des Andalous comme des « demi-musulmans » qui se seraient empressés de s’allier et finalement de se soumettre à leurs voisins chrétiens – deux idées qui ne sauraient être plus fausses, comme on le verra. Comme souvent, la vérité se trouve quelque part entre ces deux positions extrêmes. L’histoire d’al-Andalus est inséparable de celle du Maghreb : c’est par la « frontière insuffisante » [3] du détroit de Gibraltar qu’étaient venus ses fondateurs, que partiraient ses derniers enfants et que, pendant près d’un millénaire, se tisseraient de profonds liens politiques, militaires, commerciaux, culturels, religieux, de l’ère des Omeyyades jusqu’aux grandes dynasties berbères. Et malgré une conscience très aiguë de sa spécificité, comme en témoigne la volumineuse littérature sur les mérites du pays, des gens et du savoir d’al-Andalus, les musulmans de la péninsule étaient pleinement intégrés dans une civilisation islamique fondée sur une Foi et une Loi communes, la langue de la Révélation comme lingua franca, et d’incessantes allées et venues de marchands, de pèlerins, d’érudits, de voyageurs. Mais si l’impact fondateur de la dynastie omeyyade de Cordoue en a presque fait une nouvelle péninsule arabique, la conversion massive des populations locales, les interactions avec l’Europe latine et les apports berbères au fil des siècles donnent à al-Andalus, à la croisée des mondes, une couleur très particulière, inédite et subtile, à laquelle ne sauraient rendre justice des conceptions identitaires obtuses et trop tranchées. Intrinsèquement européenne par sa géographie et ibérique par les origines majoritaires de sa population, foncièrement arabe par sa culture et son identité revendiquée, fondamentalement musulmane et pourtant respectueuse de ses Juifs et de ses Mozarabes chrétiens, à la fois proche et tout à fait distincte du Maghreb : telle était al-Andalus.

L’on tentera aussi de nuancer et de contextualiser l’idée de la Convivencia, cette ère médiévale de tolérance et de vivre-ensemble idéalisée et parfois instrumentalisée pour des arrières-pensées très modernes – justifier la colonisation espagnole au Maroc, pour certains autrefois, défendre des sociétés multi-culturelles et laïques, pour beaucoup d’autres aujourd’hui. À l’inverse, les contempteurs islamophobes de cette théorie n’ont cessé, récemment, de tirer à boulets rouges sur l’idée même de la coexistence communautaire en terre d’Islâm, n’hésitant pas à tordre la réalité des faits pour tenter de masquer bien maladroitement la terrible intolérance de la chrétienté médiévale. C’est, une fois encore, une position médiane que l’on adoptera. Contre les détracteurs identitaires de la Convivencia, il faut affirmer avec force que les souverains musulmans orthodoxes n’ont jamais remis en cause les pactes signés avec les communautés juives et chrétiennes, encore moins tenté d’éradiquer systématiquement les minorités religieuses comme le feraient plus tard les rois catholiques ; une infamie telle que l’ethnocide des Morisques aurait été proprement impensable sous un pouvoir islamique, de même qu’une institution persécutrice similaire à l’Inquisition. Après une conquête étonnamment douce pour ce temps, les Juifs d’al-Andalus devaient même connaître un âge d’or sans précédent sous le califat de Cordoue, et la plupart des chrétiens étaient pleinement intégrés à la culture arabo-andalouse. L’idée de la Convivencia pose en réalité moins problème dans sa réalité que dans l’interprétation qui en est faite. Dans les mots de beaucoup d’auteurs occidentaux, l’on a souvent l’impression qu’al-Andalus était une entité à peine musulmane, tant l’on insiste sur la cohabitation des trois religions, et que cette ère de pluralisme et de paix confessionnelle s’était faite non grâce mais malgré l’Islâm – comme si, en somme, il fallait que les musulmans abandonnent tout ou partie de leur dogme pour proposer un modèle de société tolérant, ouvert, tourné vers le progrès et le savoir, alors qu’al-Andalus était au contraire une société très orthodoxe et conservatrice en matière de religion, et que c’est précisément cet ancrage dans la Tradition islamique bien-comprise qui permit l’épanouissement de toutes les communautés.

Voilà qui nous amène à une autre idée reçue à laquelle l’on ne cessera de tordre le cou : la présentation, fâcheusement trop répandue, d’al-Andalus comme une sorte de fief d’hérétiques épicuriens qui se seraient écartés tant du dogme que des pratiques de l’Islâm pour sombrer dans la débauche morale et l’hétérodoxie religieuse. Si cette idée comporte sa part de vérité pour une partie des élites politiques et urbaines, la généraliser revient à tragiquement méconnaître la nature et les aspirations profondes de la société andalouse, profondément attachée à l’orthodoxie sunnite et encadrée pendant la quasi-totalité de son existence par une très influente élite d’hommes pieux, de savants, de juristes et de juges issus de l’école malikite ; autant d’hommes qui seraient les rouages essentiels du pouvoir durant les temps de gloire et de paix autant que les guides spirituels du peuple dans la tourmente, jusqu’à l’expulsion finale. L’on en revient ici, à nouveau, à la prégnance des clichés et présupposés des penseurs occidentaux : pour nombre d’entre eux, si les Andalous avaient pu atteindre un tel niveau d’érudition, d’art de vivre, de culture, la chose ne pouvait être due qu’à une remise en question de la Religion ; il était incompréhensible à leurs yeux qu’une société islamique pieuse soit capable de produire un tel raffinement. Nombre de figures en ont été victimes, à l’image du calife-savant al-Hakam II, souvent présenté comme un souverain fainéant, dépravé et presque impie, alors que l’homme était un scrupuleux gardien de la Loi de l’Islâm ; l’on s’appliquera donc à mettre en avant les hommes pieux de l’histoire d’al-Andalus et les ressorts spirituels de l’âme de son peuple.

Sur un thème similaire, l’on nuancera aussi l’idée de la « décadence » d’al-Andalus qui aurait causé sa chute finale et l’on s’attachera à narrer à sa juste valeur la résistance des musulmans de la péninsule aux coups de boutoir de la Conquista. S’il est vrai que nombre d’Andalous ont un temps sombré dans l’insouciance coutumière des périodes de paix et de prospérité et que les pouvoirs étrangers qui se sont succédé ne les ont guère encouragé à se former au métier des armes, les premières grandes pertes territoriales et la fureur de leurs ennemis leur rappeleraient bientôt leur position bien inconfortable : une île d’Islâm isolée face à ceux qui voulaient sa mort, une terre de combat où ils devraient, jusqu’à leur dernier souffle, lutter pour leur survie. Et à compter de la fin de l’ère almohade, soit pour quatre siècles, ce sont bien les natifs du pays qui reprennent sur leurs épaules le fardeau de la lutte contre la Conquista alors que leurs anciens protecteurs préfèrent s’allier ou se soumettre à l’ennemi ; c’est de cette pulsion de vie, de cette énergie du désespoir face à la menace de leur propre extinction, que naît leur dernier refuge, l’émirat de Grenade, que cet État-citadelle survit pendant deux cent cinquante ans, et que les Morisques ne cesseront, jusqu’aux dernières semaines de l’expulsion, de prendre la montagne pour défendre leur foi. Si al-Andalus devait au final disparaître, c’est les armes à la main, avec honneur, qu’elle le ferait.

Enfin, l’on tentera de percevoir cet insaisissable « esprit andalou », ce qui a singularisé cette terre et ce peuple parmi toutes les autres nations, ce qui en a fait une société de l’excellence, la patrie du raffinement urbain et de la prospérité agricole, du bouillonnement du savoir et du bourgeonnement des arts et des lettres ; cet esprit pionnier, innovateur et avant-gardiste qui a stimulé le développement à tous les niveaux. En une ironie tragique, cette « île d’al-Andalus » devait irriguer les deux rives du Détroit de ses révolutions scientifiques, technologiques, matérielles ou intellectuelles, fertiliser l’Afrique du Nord et inspirer une bonne partie de l’Europe avant de disparaître tristement de l’Histoire – comme consumée par sa propre lumière.

Il s’agira, en guise de conclusion, d’une ode à une nation disparue – une nation de guerriers et de poètes épris de liberté, férocement attachés à leur foi, conscients d’être portés par un destin commun parsemé d’épreuves et de représenter à la fois l’un des fleurons et l’avant-poste du monde de l’Islâm.

[1] Ce terme, que l’on utilisera fréquemment tout au long du récit, n’est pas à prendre dans son sens moderne et politique, mais simplement dans le sens d’une communauté humaine vivant sur le même territoire et partageant une identité commune (histoire, culture, langue, traditions) et une certaine conscience d’elle-même et de sa particularité – sans remettre en cause son attachement suprême à la Nation islamique (Ummah).

[2] L’expression est de l’intellectuel nationaliste marocain M’hammad Binnuna.

[3] Expression de l’historien français Fernand Braudel.

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