La justice de ‘Umar ibn al-Khattâb

[Extrait de : ‘Héros de l’Islâm’, ‘Issâ Meyer]

(…) Parangon d’intégrité, ‘Umar ibn al-Khattab exige la même conduite irréprochable des hommes qui le servent. À ses gouverneurs, à qui il impose un code de conduite très strict et interdit formellement belles montures, vêtements de luxe et repas fins, il tient ainsi ce discours : « Je ne t’ai pas désigné uniquement pour préserver la vie et l’honneur des musulmans. Je t’ai principalement nommé pour présider assidûment leurs prières en commun, partager entre eux ce qui leur revient de droit et trancher équitablement leurs litiges. » Par souci d’impartialité et rejet du népotisme, ‘Umar tient à l’écart des affaires du gouvernement toute personne qui lui est liée par le sang – même si ses qualités personnelles la qualifieraient à un poste. Et le calife prend également un soin particulier à ne jamais laisser un homme au même poste plus de deux ans – pour éviter l’apparition de potentats locaux – et à interdire aux serviteurs de l’État toute activité commerciale tant qu’ils sont en fonction.

Aucune dérive n’est ainsi tolérée, et ‘Umar ibn al-Khattab est même le premier à créer un service spécialement dédié à l’examen des plaintes contre les agents de son califat, une sorte de tribunal administratif avant l’heure où il examine personnellement les dossiers. Lors du hajj, où les musulmans sont libres de venir le trouver, il lance ainsi aux pèlerins : « Ô gens ! Par Allâh, je ne vous envoie pas mes représentants pour qu’ils vous martyrisent ou vous volent vos biens, mais pour qu’ils vous enseignent la Religion et la Tradition de votre Prophète ﷺ. Quiconque d’entre vous subit un traitement contraire à ce que je viens de dire, qu’il m’en fasse part. Par Allâh, je lui permettrai de prendre sa revanche sur le coupable ! » Le calife désigne également un homme de confiance, Muhammad ibn Maslama, en tant qu’émissaire spécial chargé, si nécessaire, de se rendre sur place pour enquêter sur la véracité des accusations et prendre les mesures qui s’imposent. Il n’est pas rare qu’un gouverneur soit convoqué à Médine pour y être jugé par le Commandeur des Croyants en personne : ainsi d’al-Mughirah ibn Shu’ba, héros de la campagne d’Iraq accusé à tort d’adultère, qui sera démis de ses fonctions avant d’être blanchi par la commission d’enquête. Non sans un sévère avertissement du calife : « Par Allâh, si les témoins avaient été au complet, je t’aurais fait lapider ! »

Mais l’affaire la plus célèbre – et la plus révélatrice du sens de la justice de ‘Umar ibn al-Khattâb – reste sans doute celle du Copte et du fils de ‘Amr ibn al-‘As. Un jeune homme chrétien d’Égypte avait en effet été battu sans pitié et sans raison valable par le fils du gouverneur et conquérant de la province, furieux que son rival l’ait devancé lors d’une course de chevaux. Aussitôt qu’il en est informé par la victime venue solliciter sa protection, le calife convoque donc ‘Amr ibn al-‘As et son fils à Médine puis, dès leur arrivée, ordonne au plaignant de se faire justice : « Prends le fouet et frappe-le ! » L’Égyptien s’exécute mais, à son grand étonnement, ‘Umar lui lance ensuite : « À présent, assène des coups à la calvitie de ‘Amr. Car par Allâh, ce n’est que grâce à son pouvoir que son fils a osé te frapper ! » Le Copte refuse alors la proposition, mais le message est passé : même un immense héros de guerre tel que le gouverneur de la plus riche province du califat n’est pas à l’abri de la justice. Et ‘Umar de conclure : « Comment donc vous permettez-vous de traiter les gens comme des esclaves alors que leurs mères les ont fait naître libres ?! »

Immensément soucieux du bien-être de son peuple, le Commandeur des Croyants développe également un véritable « État-providence » dont le financement est assuré par les revenus qui ne cessent d’affluer des nouvelles conquêtes. À la fin de l’an 15AH (636), il convoque ainsi une assemblée pour s’accorder sur la répartition des recettes de l’État ; il est collectivement décidé de la mise en place d’une allocation publique assortie d’un principe de gradation des bénéficiaires en fonction des mérites de chacun, à commencer par les Compagnons du Prophète ﷺ et les vétérans de guerre. Sont également définis les besoins et droits fondamentaux de chacun, que le califat garantira à tous : la nourriture d’un homme et de sa famille, un vêtement pour lui et les gens de son foyer pour l’été et pour l’hiver, et enfin deux montures capables de le transporter à la guerre et au pèlerinage. Nécessiteux, vieillards, orphelins, veuves et handicapés, musulmans ou non: personne ne sera laissé sur le bord de la route par le bayt al-mâl.

Puisque la population de Médine s’accroît rapidement, ‘Umar se préoccupe aussi de son approvisionnement en nourriture et ordonne la construction d’un canal entre le Nil et la mer Rouge qui permettra d’approvisionner la capitale califale en céréales d’Égypte. En Iraq, il se prend de passion pour l’irrigation et supervise la création d’un canal entre le Tigre et sa nouvelle ville-garnison de Bassorah – un intérêt qui formera la base du développement agricole de toute la région, également assuré à travers l’attribution gratuite de terres stériles à ceux qui s’engagent à les cultiver. C’est que le calife a un souci fondamental : que personne ne dorme l’estomac vide en ses domaines. Et lorsque la famine, provoquée par une grave sécheresse, s’abat un temps sur l’Arabie, sa réaction déterminée sauve d’innombrables vies. ‘Umar prend en effet personnellement les choses en main, supervise l’envoi de caravanes d’Iraq et du Shâm autant que les distributions publiques et porte même sur son dos les sacs de farine destinés aux veuves et aux orphelins ; lorsqu’on lui suggère de laisser d’autres le remplacer, il répond : « Et qui portera mes péchés à ma place au Jour du Jugement ? » Alors qu’il ordonne d’abattre un chameau pour en distribuer la viande aux Médinois et qu’on lui en réserve la meilleure part, il refuse et s’exclame : « Quel piètre gouvernant serais-je si je m’offrais les meilleurs morceaux en ne laissant aux gens que les os ! »

Lui qui combat farouchement la corruption et l’enrichissement personnel de ses gouverneurs conserve, jusqu’à sa mort, un mode de vie d’ascète : loin du faste et de l’étalage de luxe des rois de son temps, il vit dans une austère demeure, ne se nourrit que de pain d’orge, de dattes et d’eau, et, la nuit tombée, arpente les rues de Médine dans une tunique en lambeaux. Lorsqu’un Perse de la plus haute noblesse est mené à Médine pour y être jugé, il s’étonne ainsi de trouver l’homme qui a terrassé le glorieux empire de ses ancêtres couché dans la mosquée, vêtu d’un tissu grossier, dormant à même le sol rugueux et caillouteux. « Où sont donc sa garde et son chambellan ? », demande-t-il. « Il n’a ni garde, ni chambellan, ni secrétaire, ni bureau », répondent alors les musulmans au prisonnier interloqué. Et lors du pèlerinage, ‘Umar n’a pas la moindre tente pour l’abriter du soleil ; il se contente de s’assoupir sous un habit accroché aux branches d’un arbre pour profiter de son ombre. Dans le même esprit, il refuse aussi tout privilège de rémunération : « La subsistance de ma famille sera l’équivalent de celle d’un homme moyen de Quraysh et non des riches parmi eux, car je ne suis guère qu’un homme ordinaire parmi les musulmans. » Alors que les inestimables trésors de Byzance et de la Perse viennent de remplir le trésor de Médine, il s’exclame même que son fils et lui ont bien trop dépensé lors du hajj – quinze maigres dînârs !

(…)

Car ‘Umar ibn al-Khattâb avait personnifié par son comportement et son éthique un certain modèle de gouvernement, résumé en ces mots : « Ô Seigneur, chaque musulman est à ma charge et je suis un refuge pour tous les musulmans ! » Pour lui, le calife était le bouclier des croyants, dont la seule et unique justification du pouvoir était de protéger le peuple et de le guider sur la voie de la réussite, ici-bas et dans l’Au-delà. Un seul membre de la Oumma en souffrance, et l’on trouvait ‘Umar affligé par le chagrin et la culpabilité ; la nouvelle d’un succès l’atteignait d’un recoin reculé de l’empire, et une indescriptible joie s’emparait de lui. Chaque décision de son califat en atteste : si ‘Umar fut l’architecte de l’une des plus grandes expansions militaires de l’Histoire, il est ainsi notable qu’il ait, toujours, refusé de s’engager dans des aventures qu’il jugeait hasardeuses et de « jeter ses armées dans la destruction », selon ses propres termes. Les risques de chacune de ses campagnes étaient évalués avec soin, les familles réconfortées par la promesse de ne pas tenir les troupes trop longtemps éloignées d’Arabie et les combattants rassurés par l’engagement du Commandeur des Croyants d’assurer la subsistance et la protection de leurs épouses et de leur progéniture. Conscient de sa responsabilité à l’égard de chaque dirhâm du trésor public et capable par son puissant caractère de tenir fermement les rênes de ses subordonnés, ‘Umar ne marchait dans les rues de Médine que comme le plus ordinaire des musulmans, sans le moindre garde du corps à l’horizon, pour s’assurer lui-même de la sécurité des hommes et des femmes sous son autorité – et faire anonymement œuvre de charité, à la nuit tombée. La richesse de son peuple n’était pas là pour agrémenter un trône, qu’il ne possédait d’ailleurs pas, ni une couronne à laquelle il répugnait de tout son être : elle devait servir équitablement les croyants, à commencer par les plus déshérités d’entre eux. (…)

Laisser un commentaire