[Extrait de ‘Colonisation & Résistance : Algérie’, S.E. Zaimeche Al-Djazairi]
Le général Bugeaud, qui deviendrait plus tard maréchal de France, allait mettre en place une politique d’occupation totale. Il avait déjà, dans la période qui avait précédé le traité de la Tafna, combattu Abd al-Kader et l’avait vaincu à la bataille de la Sikkak. La guerre, selon lui, ne pouvait être gagnée qu’en instaurant un climat de terreur par la destruction des villages, l’incendie des champs et les massacres à grande échelle. (…)
Il faut également souligner que tous les officiers et commandants qui ont mené cette politique, qu’il s’agisse de Pélissier, Lamoricière, Saint- Arnaud, Randon et Mac Mahon, sans parler de Bosquet, Camou, Yusuf, Renaud et nombre d’autres, ont tous été élevés aux plus hautes fonctions du pouvoir par la suite – y compris à des postes ministériels. Le seul qui n’a jamais été promu est Montagnac ; mais seulement pour la simple et bonne raison qu’il avait été tué au combat en septembre 1845. (…) Cette guerre d’extermination s’inscrivait précisément dans la politique générale de la France coloniale. Son objectif n’était pas seulement de mettre fin à l’insurrection mais également de détruire les fondements mêmes de la vie algérienne – y compris les moyens de survie de base – afin de faciliter l’éradication massive des indigènes et de libérer leurs terres pour la colonisation européenne. Saint-Arnaud nous en informe dans ses lettres : « Je brûlerai tout (…), je tuerai tout le monde ! » Et c’est précisément ce que lui, ses collègues officiers et ses hommes ont fait ; et ils en furent récompensés par leur hiérarchie.
Grâce au long gouvernement de Soult, en tant que Premier ministre et ministre de la Guerre, et de Guizot, en tant que ministre des Affaires étrangères, Bugeaud devait rester gouverneur-général de l’Algérie pendant près de sept ans, de février 1841 à septembre 1847. Il reçut tous les moyens qu’il demandait et maintint l’armée dans le pays à un effectif toujours supérieur à ce qui était prévu dans le budget, de 83.000 soldats en 1842 à 108.000 en 1846, des chiffres auxquels il fallait ajouter les différents corps d’auxiliaires indigènes, qui représentaient environ 10.000 hommes en armes supplémentaires. Son passage en Algérie serait, remarque Abun-Nasr, profondément décisif dans l’histoire du pays ; et pas seulement à cause de sa destruction de l’autorité d’Abd al-Kader. C’est sous sa gouvernance que davantage de terres indigènes seraient spoliées au profit des colons européens et que, progressivement, l’Algérie serait absorbée dans la structure politique et administrative de la France.
La méthode de guerre que Lamoricière, commandant à Oran depuis 1840, avait déjà mise en place dans sa province fut systématiquement poursuivie et étendue à tout le pays. L’objectif était simple : ravager méthodiquement tous les territoires qui n’étaient pas encore sous contrôle français. « Il ne faut pas courir après les Arabes, mais les empêcher de semer, de récolter et de faire paître. » Le même tableau de destruction systématique de tous les moyens de survie se dégage de tous les récits contemporains. (…) Page après page, Montagnac raconte ce qu’il a fait d’un bout à l’autre du pays : par exemple, le 15 mars 1843, dans l’est de l’Algérie, plus précisément à Skikda – ou Philippeville, comme les Français la nommaient alors -, où il s’emparait ainsi de milliers de têtes de bétail, brûlait des hameaux et ruinait les tribus locales. Saint-Arnaud, lui aussi, rapporte des choses similaires ; le 5 avril 1842 : « Nous sommes dans le centre des montagnes, entre Miliana et Cherchell. Nous tirons peu de coups de fusil, nous brûlons tous les douars, tous les villages, toutes les cahutes. L’ennemi fuit partout en emmenant ses troupeaux. » Deux jours plus tard, le 7 avril 1842 : « Le pays des Beni-Manasser est superbe et l’un des plus riches que j’ai vus en Afrique. Les villages et les habitations sont très rapprochés. Nous avons tout brûlé, tout détruit. Oh ! La guerre, la guerre ! Que de femmes et d’enfants, réfugiés dans les neiges de l’Atlas, y sont morts de froid et de misère ! » Le 5 juin de la même année : « On ravage, on brûle, on pille, on détruit les moissons et les arbres. Quant aux combats, il n’y en a pas ou peu, quelques centaines de misérables tiraillant avec l’arrière-garde et blessant quelques hommes. » À l’automne, le 1er octobre 1842 : « La dernière fois que j’ai écrit, j’étais parmi les Brazes. J’ai tout brûlé et tout détruit. Maintenant, je suis parmi les Sindgad. C’est la même chose à grande échelle, c’est un vrai grenier public. (…) Quelques membres de la tribu ont apporté leurs chevaux en guise de soumission. J’ai refusé car je voulais une soumission générale, et j’ai recommencé à brûler. » Au cœur de l’hiver, le 18 janvier 1843 : « Je ne laisserai pas un seul arbre debout dans leurs vergers, pas une tête sur les épaules de ces misérables Arabes. (…) Tels sont les ordres que je reçois du général Changarnier, et ils seront ponctuellement exécutés. Je brûlerai tout, je tuerai tout le monde. (…) » Quelques semaines plus tard, le 8 février 1843 : « Le 4, je descendais à Haimda. Je brûlais tout sur mon passage et détruisais ce beau village, mais impossible encore d’aller plus loin. (…) Le lendemain, le jour nous a montré deux pieds de neige, plus de chemins, plus rien, juste de la neige, encore de la neige. Impossible de rester là, il fallait partir ! À peine avais-je fait quelques centaines de mètres, quel spectacle mon frère, et la guerre m’a semblé hideuse ! Des tas de cadavres pressés les uns contre les autres, gelés pendant la nuit. C’était la malheureuse population des Beni- Naâsseur, c’étaient ceux dont je brûlais les villages, les gourbis et que je chassais devant moi. (…) »
(…) Dans tout le pays, les tribus étaient en fuite avec leurs jeunes et leurs vieux, leurs malades et leurs malnutris, leurs troupeaux et leurs biens ; partout, les Français les poursuivaient, en toutes saisons et à tout moment. Il n’y avait plus, pour les indigènes, ni foyer ni sanctuaire. Le colonel Pélissier s’acquit une grande notoriété et fut chaleureusement félicité pour avoir muré et enfumé dans des grottes des tribus entières qui y avaient trouvé refuge. C’est dans la région du Dahra que ce futur maréchal de France et gouverneur-général d’Algérie devint célèbre. Au mois de juin 1845, à la poursuite des Ouled Riah, il les contraignit à se réfugier, comme ils l’avaient toujours fait dans les moments les plus durs, dans une chaîne élaborée de grottes dans les montagnes du Dahra. Ils refusèrent initialement de se soumettre ; mais voyant que leur situation était devenue désespérée, ils acceptèrent finalement de se rendre et de verser une indemnité considérable, à condition que leur vie soit épargnée. Mais Pélissier était décidé à « enfumer toutes les tribus rebelles » : il refusa donc leurs conditions, ordonna de boucher toutes les ouvertures et de mettre le feu aux broussailles à l’entrée principale des grottes. Toute la nuit, «à la lumière d’une lune brillante, les flammes meurtrières furent alimentées. Les soldats poussaient les tas de bois vers l’entrée de la grotte comme dans un four. » Un spectacle terrible s’offrit aux Français lorsqu’enfin la fumée commença à s’éclaircir et qu’il devint possible d’entrer dans la grotte : « Des corps gisaient entassés dans les coins les plus reculés de la grotte : femmes avec leurs enfants dans les bras, jeunes hommes et vieux, filles, enfants, visages noircis et convulsés par l’agonie de leur souffrance avant de mourir. Ils étaient tous nus. Du sang sortait de leur bouche. Des bébés gisaient parmi les moutons morts et les sacs de haricots. Un grand nombre d’entre eux étaient empilés les uns sur les autres, ressemblant à une énorme bouillie. Par endroits, les enfants gisaient sous les vêtements de leurs mères qui avaient cherché à les protéger. » Selon un autre témoin oculaire : « Quel pinceau devrait peindre ce tableau ! Au milieu de la nuit, éclairé par la lune, un corps de troupes françaises entretenait un feu infernal, tandis que l’on entendait les plaintes et les gémissements des hommes, des femmes et des enfants ainsi que des animaux à l’intérieur de la grotte, le craquement des rochers qui se calcinaient et commençaient à s’effriter ; il y avait des taureaux, des ânes, des moutons couchés. À côté des animaux qui s’empilaient, l’on pouvait trouver des hommes, des femmes, des enfants. J’ai vu un homme mort, le genou à terre, la main qui saisissait la corne d’un taureau. Derrière lui, une femme qui tenait un enfant dans ses bras. Cet homme avait été asphyxié au moment où il cherchait à préserver sa famille de la rage de l’animal. L’on dénombra sept cent cinquante corps. »
Écrivant au maréchal Soult, Premier ministre et ministre de la Guerre, Bugeaud justifiait ainsi ces actes : « Avant d’administrer, de civiliser et de coloniser, il faut que la population autochtone accepte notre régime. Mille exemples ont montré qu’ils ne le feraient que si nous utilisions la force. L’usage de la force elle-même est inutile si elle ne nuit pas aux gens autant qu’à leurs intérêts. Les actes philanthropiques perpétueront la guerre et l’esprit de rébellion, et alors nous ne pourrions jamais atteindre notre but bienveillant. » Le ministre lui-même, Soult, défendait les actes de Pélissier en ces mots : « Je déplore ce qui s’est passé. En Europe, un tel acte serait détestable et odieux. En Afrique, en revanche, il s’agit de la guerre elle-même. (…) C’était une stratégie bien conçue. Elle consistait à détruire toute forme d’opposition en affamant le pays par la dévastation, la confiscation des récoltes et du bétail, en brûlant les hameaux et les villages, en massacrant le plus grand nombre possible de personnes, combattants ou non, en répandant une telle terreur qu’ils se soumettraient ou disparaîtraient. »
L’historien français Charles-Robert Ageron explique que si la guerre de dévastation apparaissait comme une réussite de prime abord, elle n’avait au final servi qu’à prolonger le conflit et eut pour principale conséquence l’aliénation permanente des Algériens vis-à-vis de la France. (…)