Que l’auteur de cet ouvrage ait été assassiné moins d’un an après sa parution – et très probablement à cause de cette dernière – suffira sans nul doute à démontrer la puissance et l’impact de ce récit. Carnet de voyage, réflexion spirituelle, critique sociale, reportage engagé et émouvant plaidoyer tout à la fois, « Rencontre(s) avec le désert » est donc aussi un document historique souvent déchirant à la portée politique certaine. À travers la prose simple et dénuée d’artifices de l’auteur se déroule une véritable odyssée qui touchera, à n’en pas douter, le cœur du lecteur – mais aussi un éloge de la sincérité et du courage.
Ce livre est avant tout le récit palpitant d’une aventure humaine inédite : celle d’un jeune journaliste danois fraîchement converti à l’Islâm qui s’élance, presque sur un coup de tête, dans un road trip à travers l’Afrique du Nord qui doit le mener jusqu’aux Lieux Saints. Au volant de sa Chevrolet accidentée, c’est le début d’un voyage initiatique dont il ne sortira pas indemne. Musulman et Européen, aussi à l’aise en costume trois pièces qu’en burnous, arabophone et polyglotte accompli – il parle aussi couramment l’anglais, le français et l’allemand –, son identité multiple lui donne un accès unique aux deux mondes qui s’affrontent sourdement dans cette partie du globe. Si on l’a parfois comparé à Lawrence d’Arabie pour leur passion commune de la culture bédouine, le parallèle entre les deux hommes s’arrête là : Knud Holmboe n’est pas un agent hypocrite du colonialisme – c’est un croyant authentique qui fraternise sincèrement avec les communautés musulmanes locales.
Un peu partout, il est d’ailleurs traité avec suspicion par les autorités européennes et surtout italiennes qui voient dans les voyageurs étrangers autant d’espions et d’agitateurs potentiels – surtout lorsqu’ils sympathisent avec les populations colonisées et partagent leur foi. Holmboe est ainsi généralement perçu, au mieux, comme un excentrique, et au pire comme un traître. La « nuit coloniale » décrite par Ferhat Abbas n’est pas un vain mot : tout au long du récit, l’on prend conscience de la chape de plomb qui pèse alors sur l’Afrique du Nord tout entière. Il faut des permis pour entrer ou sortir de chaque ville, et l’information circule au compte-gouttes ; quatre ans après la défaite de ‘Abd al-Krîm dans le Rif, les citadins de Tripoli n’en sont toujours pas au courant. Alors notre grand reporter atypique aux allures de Viking en burnousenregistre les souffrances, témoigne du désespoir des populations, dénonce par la plume la normalisation de la sauvagerie. C’est particulièrement vrai en Cyrénaïque, où Knud Holmboe est peut-être le seul témoin extérieur de la guerre d’extermination qui s’y déroule alors : les camps de concentration et les déplacements forcés, la famine et les petites mesquineries du quotidien, la destruction de la culture et de la société, le gaz toxique et les puits cimentés, les exécutions à tous les coins de rue pour les motifs les plus futiles – auxquels les colons viennent assister joyeusement, en famille et avec leurs appareils photo.
Tout au long de cet épique trek de quatre mille kilomètres à travers les paysages les plus époustouflants du Maghreb et du Sahara, c’est aussi une expérience spirituelle profonde qui se déroule au fil d’une série de soubresauts du Destin. De son errance de dix jours dans le désert, Holmboe dit « avoir appris plus de sagesse qu’en une vie entière d’études » ; seul devant Dieu, dépouillé de tout bien terrestre, cette épreuve providentielle lui révèle les vérités profondes de l’existence et renforce encore sa jeune foi. Elle le convainc aussi de tourner définitivement le dos au matérialisme moderne – lui qui avait déjà volontairement renoncé à la sécurité et à la monotonie d’une vie bien établie en sa patrie, insatisfait du confort matériel de son existence qui allait de pair avec un profond vide spirituel. Hors des sentiers battus, ses rencontres avec les pieux érudits et notables des villes, les résistants des montagnes et les nomades et mystiques du désert, qui lui partagent tous leur compréhension du Message divin, étanchent peu à peu la soif de son âme. Et la beauté envoûtante des scènes traversées, l’ombre de la mort – omniprésente – et la multiplicité des périls achèvent de donner à cette grande fresque l’allure d’une odyssée de la Foi.
De plus en plus choqué face à la terrible et quasi-génocidaire réalité qui se dévoile à ses yeux, Knud Holmboe quitte aussi peu à peu sa neutralité journalistique de simple observateur détaché pour s’engager aux côtés des opprimés – jusqu’à partager leur sort, se faire emprisonner avec eux et défendre ouvertement la résistance du légendaire ‘Umar al-Mukhtâr. C’est qu’au fil de son aventure, il appréhende de mieux en mieux les rapports de domination coloniaux, notamment à travers son expérience personnelle des deux côtés de la barrière – puisqu’il porte le plus souvent une tenue arabe. En compagnie d’officiers italiens, il ne mâche pas ses mots et n’hésite pas à afficher son dédain des présupposés idéologiques qui motivent l’expansion coloniale, autant qu’à défendre passionnément la culture des sociétés musulmanes contre la prétendue « supériorité civilisationnelle » dont se targue l’Occident. Pour lui, le modèle de croissance et de développement propre à ce qu’il perçoit comme « l’Orient », loin d’être inférieur, est en réalité bien plus sain et harmonieux ; le contraste entre la débauche morale d’Alexandrie, une ville alors très européanisée, et la pureté des cœurs qu’il a ressentie dans l’irréductible Jebel Akhdar lui semble à ce sujet particulièrement révélateur.
Son vibrant réquisitoire contre l’impérialisme moderne est d’autant plus intéressant que lui-même n’est pas un contempteur irrationnel de l’Occident. C’est sans préjugé ni parti pris qu’il s’était élancé dans cette aventure, et l’on discerne très clairement l’évolution de son discours tout au long de sa découverte de la réalité du terrain. Se présentant toujours comme un Européen, il évoque aussi avec une certaine fierté sa spécificité culturelle nordique et scandinave – notamment face aux Italiens, mais aussi en compagnie de ses interlocuteurs musulmans. C’est aussi avec un ami américain, par ailleurs très attachant, qu’il accomplit une bonne partie de son périple ; et sa description nuancée des différents protagonistes des autorités d’occupation et de leur état d’esprit reflète bien l’idée que ces hommes, avec qui il peut parfois entretenir des rapports cordiaux et dont il reconnaît même les efforts pour lui venir en aide, ne sont pas tous des bourreaux assoiffés de sang. C’est avant tout un système global de domination et de violence qu’il condamne, un système implacable, presque mécanique, qui broie les individus et les sociétés sans pitié.
Et cela n’en rend sa description factuelle et acerbe du joug colonial que plus pertinente et juste. C’est en tout cas un témoignage plus que jamais nécessaire de cette perception idéologique très particulière qui est loin d’avoir foncièrement disparu ; car, au fond, cette image caricaturale des peuples musulmans et de l’Islâm a-t-elle véritablement changé ? Les consciences ont-elles vraiment autant évolué qu’on le dit depuis ces temps obscurs ? Dans sa préface de la seconde édition anglaise de ce livre, Timothy Winter (Abdul-Hakim Murad) disait ainsi très justement que « nous Européens, comme la plupart des peuples, sommes enclins à dénoncer les méfaits des autres tout en jetant un voile discret sur les horreurs qui défigurent notre propre histoire ; et nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, ne connaissent ou ne se soucient que bien peu des très laides politiques de nos grands-parents. » Pour sa part, Knud Holmboe était en tout cas déterminé à faire sortir cette tragédie de l’ombre et à mettre sa plume au service de la vérité et de la justice – malgré tous ceux qui avaient voulu l’intimider pour le faire taire. La publication de cet ouvrage fera ainsi l’effet d’une bombe en Occident, notamment par son contraste assez explosif avec la propagande fasciste qui offfrait au monde l’image très lisse de son projet « civilisateur » en Afrique. [1]
Plus profondément encore, en guise de présage de son ère troublée qui ressemble beaucoup à la nôtre, Holmboe met en garde contre le potentiel de violence terrible des dérives autoritaires qui sont toujours initiées vers l’extérieur mais finissent invariablement par consumer les Européens de l’intérieur – comme la brutalité de l’expérience coloniale et de son racisme « scientifique » devait mener aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Le célèbre George Orwell ne s’y était pas trompé lorsqu’il écrivait, en commentaire de cet ouvrage : « Les nombreux partisans anglais de Mussolini feraient bien d’y jeter un coup d’œil. » À une époque où très peu appréciaient pleinement les dangers des idéologies totalitaires et où beaucoup s’en faisaient les complices, l’auteur avait très bien perçu la nature criminelle et aberrante, presque grotesque, de l’utopie fasciste. Son ouvrage était donc, aussi, un avertissement salvateur contre la direction que l’Europe prenait à l’époque – et semble parfois prendre à nouveau aujourd’hui – et le grand basculement à venir ; et c’est sans doute en cela qu’il fait sens pour notre temps.
Mais l’expérience de Knud Holmboe porte aussi un autre espoir, celui que l’auteur entretenait lui-même : jeter un pont entre les mondes et les cultures. Par son parcours même, lui qui avait poussé sa sincère quête de vérité jusqu’à embrasser une foi alors presque inconnue dans son pays, lui que son sens inné de la justice avait poussé à se départir de ses préjugés pour passer du suprémacisme occidental à l’activisme anti-colonial, sa vie mouvementée prouve qu’une autre voie est possible et que les catégories et les divisions convenues ne sont jamais indépassables. Il pensait du plus profond de son être qu’une meilleure compréhension des cultures mènerait à un monde meilleur ; il avait aussi compris que la source du malaise collectif de l’Occident moderne se trouvait dans son matérialisme implacable qui asséchait l’âme et l’esprit. Et il en avait trouvé l’antidote : « L’Islâm, écrivait-il, bien mieux que le bolchevisme, le socialisme et toutes ces théories modernes qui visent au bonheur de l’humanité, est capable d’assurer l’épanouissement complet de chaque individu. »
Sa soif de liberté et de justice lui a coûté la vie ; mais la note d’espoir sur laquelle il achève son récit ne saurait être abandonnée. Son idéalisme enthousiaste, son insatiable quête de sens, son ouverture d’esprit, sa pureté d’intention et de cœur, sa profonde humanité, peuvent – doivent – encore nous servir d’exemple.
[1]Interdit en Italie dès sa parution, cet ouvrage ne sera traduit et publié en italien qu’en 2004 !