Le pouvoir de la propagande

[Extrait de ‘La chute de l’empire Ottoman’, S.E. Zaimeche al-Djazairi]

« ‘Les Turcs massacrent !’, en grosses lettres capitales ; ces mots remplissent les pages des médias aux côtés des récits de leurs défaites sanglantes. Naturellement, quelques atrocités bulgares sont citées, mais elles ne sont imprimées qu’en très petits caractères à la fin des paragraphes. Les Turcs massacrent ; cela va de soi » 501 , écrivait à l’époque Pierre Loti, dégoûté par l’ampleur de cette tragi-comédie où les victimes des atrocités devenaient les auteurs de crimes de masse par les manipulations de toutes sortes de faiseurs d’opinion. Loti consacre la majeure partie de son livre aux détails des atrocités commises sur les Turcs et les musulmans en s’appuyant sur des témoins ordinaires, des officiers d’armées étrangères présents sur les théâtres d’opérations, des fonctionnaires occidentaux en service à divers titres, notamment en tant que diplomates, dans le secteur de la santé ou d’autres institutions, des correspondants étrangers, des religieuses, des ingénieurs, des voyageurs et bien d’autres encore. Ces témoins étaient français, allemands, autrichiens, britanniques, suisses, juifs de toutes les nationalités ; tous, sans une seule exception, n’évoquaient que les horribles atrocités commises à l’encontre des Turcs, étayaient leurs récits de photographies et de détails précis sur le jour, l’heure et la localisation de ces crimes, ainsi que les responsables directs, des officiers bulgares, grecs et serbes désignés nommément. Les détails des massacres étaient fournis avec une méticuleuse précision et envoyés aux différentes agences de presse. Et pourtant, comme l’a fait remarquer Loti, c’est exactement l’inverse qui était imprimé en gros titres dans les journaux. 502 Et lorsque Loti réussit enfin à faire reconnaître à certains grands journaux la réalité des choses, voici ce qui arriva : « Comment peut-on accepter que même les journaux qui reconnaissent enfin les massacres de Turcs justifient maintenant ces événements sur le terrain comme une réaction à cinq siècles d’effroyable domination turque en Thrace et en Macédoine ? Toujours la même fable des féroces Turcs, mais féroces contre qui, je vous en conjure ! Était-ce contre les Juifs, à qui ils ont accordé la meilleure hospitalité depuis quatre siècles ? Était-ce contre nous, les Français, qu’ils ont accueilli depuis la Renaissance ? Était-ce contre les orthodoxes, à qui Mohammed II avait laissé leur église, leurs écoles et leur langue ? »

Ellis Ashmead Bartlett, le principal correspondant de guerre britannique du conflit, soulignait le même problème, à savoir la grande différence entre ce qui se passait réellement sur le terrain et ce qui en était rapporté ou connu : « (…) Le lieutenant Wagner n’a pas hésité à déclarer, dans une autre dépêche, que les vaillantes mais défaites troupes turques se sont comportées avec une brutalité choquante : ‘Les atrocités commises par les Turcs en retraite sont horribles ; tous les villages ont été réduits en cendres, tous les chrétiens ont été massacrés et des dizaines de cadavres de femmes ont été retrouvé au milieu des corps mutilés. Les réservistes d’Anatolie, en particulier, se sont comportés comme des bêtes sauvages.’ » 

« Pauvres, doux, aimables et courtois réservistes d’Anatolie ! », s’exclame alors Ashmead Bartlett, encore une fois présent sur la scène décrite par Wagner. « Vous étiez affamés et désorganisés, et pourtant nous avons marché avec vous de Lule Burgas à Çatalca, soit près de deux cent cinquante kilomètres, sans un passeport ni d’autre document pour prouver qui nous étions, avec un chariot rempli de matériel et de provisions, et aucun d’entre vous ne s’est aventuré à nous molester. Nous étions chrétiens et le roi Ferdinand avait proclamé une guerre sainte, et pourtant l’un de vous a offert de partager avec nous son dernier morceau de pain car nous lui avions donné un verre d’eau. Nous ne vous avons pas non plus vu massacrer et maltraiter de chrétiens ni mutiler leurs femmes, bien qu’ils vous aient fermé leurs portes au nez et refusé de vous donner la nourriture qu’ils possédaient en abondance alors que vous étiez affamés. Leurs troupeaux aussi, vous les avez laissés intacts à votre passage, ainsi que leurs poulets et leur maïs. Peu d’armées européennes se seraient comportées de manière aussi douce et respectueuse que vous. Peu de races auraient pu faire preuve d’un tel esprit de tolérance. »

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