Aussi méconnue soit-elle, l’invasion italienne de la Libye tient une place de choix parmi les expériences coloniales les plus violentes de l’ère moderne. Pour la gloire de la « nouvelle Rome » et le rêve loufoque – mais sanguinaire à souhait – de reconstituer l’empire des Césars, il fallait faire du pays une grande colonie de peuplement : de 1911 à 1932, libéraux et fascistes s’y attèleraient sans relâche, avec le même zèle et la même cruauté. La pauvre Libye allait devenir le déversoir des frustrations de la jeune Italie privée de sa « place au soleil » par l’ambition dévorante des autres puissances européennes, autant que le point de fixation de la folie des grandeurs d’un Mussolini qui avait pourtant, durant sa jeunesse de militant socialiste et pacifiste, été emprisonné pour s’être violemment opposé à l’invasion de la Libye – qu’il qualifiait alors, à très juste titre, « d’acte de brigandage international » et même de crime contre l’humanité…
Tout au long de deux sanglantes décennies entamées par les innommables massacres de Tripoli et conclues par l’implacable guerre totale de Graziani, rien ne serait en effet épargné à un peuple libyen décimé sans pitié : l’internement massif de la population dans des camps de concentration, l’élimination systématique des institutions et des élites musulmanes, la justice expéditive qui fauche les familles, les barbelés qui font du pays tout entier une gigantesque prison à ciel ouvert où les avions déversent leurs gaz de combat à loisir, les viols et les blasphèmes, les charniers et les bordels, la pauvreté absolue causée par l’anéantissement des troupeaux et la confiscation des terres, ou encore le traumatisme fondamental causé par le démantèlement du mode de vie et de l’économie nomades qui caractérisaient alors nombre de ces régions. Les récits, souvent poignants, abondent au sujet des innombrables exactions d’une troupe italienne chauffée à blanc par des idéologues qui leur expliquaient que leur supposée « supériorité raciale » les autorisait à tout, qui les abreuvaient d’un culte de la force et d’une violence rédemptrice grâce à laquelle l’Italie pourrait enfin expier sa faiblesse passée…
Et de la violence, il en faudrait effectivement – plus que de raison – pour « pacifier » cette terre insoumise par nature. Car dans cette interminable conquête aux allures de guerre d’extermination, les armées italiennes trouveraient chaque fois face à elles d’irréductibles adversaires épris de liberté et de dignité : les Ottomans d’abord, à la tête d’une hétéroclite coalition d’officiers volontaires turcs, de tribus arabes et de contingents de bien au-delà, tous unis dans une grande fraternité panislamique. Et puis, après l’inévitable retrait d’un empire alors en pleine dissolution, les volontaires ne manqueraient jamais à l’appel pour reprendre le flambeau de la lutte, des notables et chefs tribaux hauts en couleur jusqu’à la confrérie réformatrice des Senoussis et surtout à la figure légendaire de ‘Umar al-Mukhtâr, l’archétype du rebelle chevaleresque célébré même de ses ennemis, dont l’épopée restera à jamais gravée dans l’Histoire, la grande… Inférieurs en nombre, en armes, en tout sauf en vertus, ils humilieraient plus d’une fois l’envahisseur et tiendraient la dragée haute à une armée imbue de sa modernité technologique ; jusqu’à ce que, seuls au monde, privés de tout soutien par un impitoyable étau sans cesse resserré, les derniers réfractaires rendent l’âme à la potence des injustes – sans jamais s’être soumis à la tyrannie. Mais l’Italie fasciste ne goûterait guère aux dividendes de son « triomphe » mesquin ; à peine dix ans après sa victoire à la Pyrrhus, d’autres forces viendraient siffler la fin de cette sanglante récréation et ramener cette Rome de pacotille à la réalité. ‘Umar al-Mukhtâr l’avait rappelé à ses bourreaux : « La victoire n’appartient qu’à Allâh seul ».
C’est donc le récit de cette résistance opiniâtre, souvent désespérée, toujours héroïque et magnanime, que cet ouvrage a voulu ici narrer pour lui rendre hommage. Comme à son habitude, l’auteur revient aussi très largement sur les mensonges éhontés de la propagande de guerre, le bâillonnement de l’information par les autorités coloniales, la réalité des prétentions des protagonistes et surtout de la fameuse « mission civilisatrice ». Qui étaient les barbares, qui étaient les civilisés ? Le lecteur s’en fera une idée plus précise au fil des témoignages édifiants des correspondants de guerre… Concluons avec une problématique malheureusement très contemporaine, ce que le journaliste britannique Allan Ostler nommait « la face la plus laide de la campagne italienne en Libye » : l’indifférence du monde. « Personne en Europe ne doute de la véracité des révélations concernant le massacre des Arabes non armés, qui ont été faites par des correspondants étrangers impartiaux », s’émouvait-il alors. « Mais de toute évidence, malgré le dégoût passager qu’elles ont suscité, personne ne s’en soucie sérieusement… »