Les femmes et le hadîth

[Extrait de ‘Femmes d’Islâm’, ‘Issâ Meyer]

Les deux premiers siècles de l’Hégire sont sans conteste la meilleure période de la civilisation islamique ; il s’agit de l’ère des trois premières générations vantées par le Prophète, celles des Compagnons – les sahâbas -, puis des Successeurs – les tabi’în – et enfin des Successeurs des Successeurs – les tabi’ tabi’în. C’est durant ces deux siècles, grande période normative de l’Islâm, que se développent et se forment les grandes disciplines islamiques et leur méthodologie ; comme nous l’avons vu, la science du hadîth y tient une grande place par sa pertinence dans l’élaboration des normes et règles de la société islamique, et les plus illustres des savants musulmans s’engagent activement dans son étude et son enseignement. Cette attention particulière a d’ailleurs traversé toutes les régions et tous les siècles de l’Histoire islamique jusqu’à nos jours, sans que l’on ne l’ait jamais considérée comme obsolète ou redondante – bien qu’elle ait parfois varié en volume, en fonction des différents contextes. Quoi qu’il en soit, les savantes des deux premiers siècles de l’Islâm, encouragées par leurs pairs masculins, vont transmettre leur savoir aux hommes comme aux femmes et ainsi jouer un grand rôle dans la narration et la diffusion du hadîth autant que la préservation et la transmission de la Sunna.

Les femmes parmi les Compagnons sont nombreuses parmi les premières narratrices de hadîth : les six grandes compilations en comptent ainsi cent trente, et autant chez les Successeurs. Elles rapportent, dans ces six ouvrages majeurs, pas moins de 2764 hadîths sur tous les sujets, de la foi aux ablutions en passant par la prière, les rites funéraires, le jeûne, l’aumône légale et la charité, le pèlerinage, la tenue vestimentaire, les règles alimentaires, le commerce, le jihâd, le mariage et le divorce, l’héritage, la médecine prophétique, l’eschatologie, la mort et le châtiment de la Tombe, le Jour du Jugement, le Paradis et l’Enfer, les batailles et la hijra, les invocations, les bonnes manières, le caractère du Prophète ou encore les vertus particulières des Compagnons. Les hadîths narrés par les femmes sont alors particulièrement appréciés pour leur éloquence, leur fluidité narrative, leur pertinence et leur concision. Certains n’ont d’autre source qu’elles, et l’on voyage ainsi de loin pour les entendre auprès des premières muhaddîthât. D’autres hadîths qu’elles rapportent sont également le seul fondement sur lequel se fondent certains jugements légaux : dès l’ère des Compagnons, les juges islamiques n’hésitent ainsi pas à se référer à elles sur ces sujets. Le troisième calife ‘Uthmân ibn ‘Affân montrera lui-même l’exemple en prenant contact avec Fari’ah bint Malik pour obtenir une parole du Prophète sur le sujet de la période de viduité de la veuve. L’on n’hésite pas non plus à collecter leurs narrations en des ouvrages spécifiques : ainsi du Musnad de ‘Aisha, qui compte plus de deux mille hadîths, ou du Musnad de Fâtimah az-Zahrâ, compilé par as-Suyûtî qui en dénombre un peu moins de deux cents. Abreuvées de l’esprit du Qur’ân, qu’elles mémorisent dès leur plus jeune âge et avec lequel elles entretiennent une puissante relation, les femmes savantes de l’islâm excellent également dans les études coraniques.

Les plus illustres Compagnons et imâms ultérieurs ne dédaignent pas de se référer au savoir des femmes : plus de trois cents narrateurs transmettent ainsi les hadîths de l’épouse du Prophète ’Aisha, parmi lesquels son père Abû Bakr mais aussi ‘Umar ibn al-Khattâb, Abû Hurayrah, ‘Abd Allâh ibn ‘Abbâs ou ‘Amr ibn al-‘As. ‘Abd Allâh ibn ‘Umar narre les hadîths de sa sœur Hafsa, ‘Alî ibn Abî Talib ceux de l’épouse du Prophète Maymuna, Usama ibn Zayd, Mujâhid ou Nafi’ ceux d’Umm Salama. Et ce phénomène se poursuivra à toutes les générations, puisque le célèbre calife omeyyade ‘Umar ibn ‘Abd al-‘Azîz se référera à Khawlah bint al-Hakim, tout comme l’imâm Ahmad ibn Hanbal à Umm ‘Umar bint Hassan. L’éminent savant damascène ibn ‘Asakir narrera lui des hadîths de plus de quatre-vingts femmes et dédiera même un ouvrage entier à leurs biographies ! Quant à ibn Taymiyya, sans doute le plus grand penseur et théologien de son temps, il recevra également la science du hadîth de nombreuses enseignantes et exprimera une très haute estime pour leur savoir, leur compréhension, leur droiture, leur piété autant que leurs efforts de prédication et de réforme. Il en sera de même de son étudiant le grand historien et exégète ibn Kathir, mais aussi d’ibn Rajab al-Hanbali, d’ibn Hajar al-‘Asqalani ou d’as-Suyûtî.

Après l’ère des Compagnons où s’illustrent donc ‘Aisha mais aussi Umm Salama, Hafsa bint ‘Umar ou Asma bint Umays, la génération des Successeurs est peut-être la période la plus brillante pour lesmuhaddîthât. C’est là que se révèlent d’immenses savantes telles que ‘Amrah bint ‘Abd ar-Rahmân, qui a l’illustre honneur d’être élevée au sein de la maison de ‘Aisha, la grande muhaddîtha de Basra Hafsa bint Sirin, soeur du célèbre savant Muhammad ibn Sirin, et la fameuse érudite du Shâm Umm ad-Darda. Cette dernière, orpheline, grandit au sein du foyer d’Abû ad-Darda, qui l’encourage dans la voie de la recherche du savoir ; devenue un véritable puits de science, elle enseigne le hadîth à Jérusalem et surtout à la grande mosquée des Omeyyades de Damas. Le calife ‘Abd al-Malik ibn Marwân lui-même se rend fréquemment à ses cours au cœur de sa capitale pour y apprendre le hadîth et le fiqh, assis anonymement parmi les autres étudiants sans le moindre égard pour son rang ! Excellent modèle de vertu, elle inspire ainsi un immense respect par son humilité, sa dévotion dans l’adoration de Dieu et son respect du savoir autant que des prescriptions et valeurs islamiques. Citons également la fille de Sa’id ibn al-Musayyab, l’un des plus grands Successeurs, à qui son père transmet l’ensemble de seshadîths et qui devient ainsi une grande experte tant dans les sciences coraniques que dans la Sunna prophétique. La famille omeyyade compte enfin une illustre experte du hadîth en la personne d’Atikah bint Yazîd, petite-fille du fondateur de la dynastie Mu’âwiya, épouse de ‘Abd al-Malik ibn Marwân et belle-mère, mère ou grand-mère de cinq califes après lui. Par sa grande liberté de mouvement au sein du palais de Damas et sa proximité de la famille régnante, elle s’illustrera également par une immense générosité et un engagement de tous les instants en faveur de l’éducation.

L’on trouve ensuite des femmes parmi les enseignants d’Abû Hanifa comme de Sufyan ath-Thawrî ou de l’imâm Malik, trois fondateurs d’écoles juridiques. Ce dernier enseignera d’ailleurs son fameuxMuwatta – le meilleur ouvrage de hadîth et de fiqh de son temps – à sa fille, qui le mémorisera entièrement et en corrigera plus tard les lecteurs et étudiants. Certaines muhaddîthât atteignent un tel niveau de savoir que leurs époux deviennent leurs étudiants et se réfèrent à elles pour résoudre des problèmes juridiques ; ainsi de la petite-fille d’Asma bint Abî Bakr, Fâtimah bint al-Mundhir, une des plus grandes savantes et juristes parmi les Successeurs : son époux, Hishâm ibn ‘Urwah narrera d’elle de nombreux hadîths, qu’il enseignera par la suite à Abû Hanifa, l’imâm Malik et bien d’autres. Si ‘Aisha, les autres femmes du Prophète et les sahâbiyyât enseignaient dans leurs propres maisons ou celles de leurs consœurs, les muhaddîthât commencent également à donner des cours dans les mosquées, à l’image d’Umm ad-Darda, dont les assises de science sont suivies par d’illustres juristes et savants duhadîth, ou de Fâtimah al-Bata’ihiyyah qui enseigne à la mosquée du Prophète à Médine.

Par l’éducation de leurs enfants, qu’elles encouragent à viser à leur tour l’excellence, elles participent également à la perpétuation de cette culture savante. Toujours décrites comme pieuses, vertueuses et intelligentes, généreuses de leur temps comme de leurs richesses, lesmuhaddîthât se distinguent par leur pédagogie et leur patience étonnante malgré une activité des plus chronophages qui les occupe parfois la plus grande partie de la journée, sans le moindre repos. C’est que la Sunna qu’elles transmettent et enseignent n’est pas une simple discipline académique et savante mais un véritable mode de vie, celui du Messager de Dieu. Elles savent ainsi qu’elles ne doivent pas seulement préserver le savoir mais également propager et perpétuer l’exemple prophétique à travers le meilleur comportement qui soit dans leurs manières de penser, de parler ou d’agir. Leur travail est un sacrifice sur la voie de Dieu et elles montrent un soin particulier à s’enquérir des besoins de leurs étudiants comme une mère de ceux de ses enfants – tout en mettant un point d’honneur à s’écarter du sectarisme, des manipulations politiques et des tentations mondaines, faisant preuve d’une immense intégrité dans leur conduite personnelle. La plupart d’entre elles sont ainsi des plus modestes dans leur mode de vie et ne demandent aucun salaire pour leur œuvre, bien qu’elles acceptent généralement de leurs étudiants des présents. Et puisque ces derniers ont souvent voyagé sur de grandes distances pour venir acquérir le plus de savoir possible en un temps réduit, elles font également preuve d’une endurance exceptionnelle en supportant des sessions d’enseignement et de révision prolongées qu’elles agrémentent parfois de récits divers et même de plaisanteries. (…)

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