Le mythe de la piraterie

[Extrait de ‘Colonisation & Résistance : Algérie’, S.E. Zaimeche Al-Djazairi]

La vision caricaturale de corsaires barbaresques massacrant un nombre incalculable de chrétiens était un puissant appel à l’action contre ce « nid de pirates » que constituait l’Algérie. Selon certains, l’Algérie n’aurait été conquise par la France que pour éliminer « la piraterie musulmane qui infestait la Méditerranée ». (…) Jusqu’à ce jour, la piraterie musulmane et barbaresque est restée, selon la grande majorité des universitaires, le motif principal qui aurait motivé l’occupation française de l’Algérie. (…) Il semblerait, selon toute cette littérature, que l’arrivée des Ottomans dans la région ait déclenché ce vil fléau de la piraterie. (…) Ce mythe de la piraterie est pourtant l’une des aberrations les plus farfelues que l’on puisse rencontrer ; il est donc nécessaire de le corriger afin d’aider chacun de nous à y voir plus clair.

Les Ottomans étaient devenus, à partir du début du 16ème siècle, les protecteurs et les suzerains de la majeure partie d’un monde musulman en déclin ; cette situation était le résultat des menaces auxquelles était confronté l’Islam, tant en Occident qu’en Orient. En Occident, qui nous intéresse, à la fin du 15ème et au début du 16ème siècle, après leur conquête de Grenade en 1492, les Espagnols avaient lancé une série d’assauts militaires contre le Maghreb. Après avoir pris Melilla en 1497, ils avaient capturé Mers el-Kébir en 1505, considérée alors comme la première étape de la conquête de la Grèce, de la Turquie, d’Alexandrie et même de la Terre Sainte. À ce stade, les Portugais avaient déjà conquis une grande partie du littoral marocain. Ceci, bien sûr, reflétait la volonté ultime des chrétiens de conquérir le monde entier, comme la chose était alors ouvertement assumée. Un ensemble de documents au sujet de ces politiques, et du cadre idéologique qui devait accompagner la destruction du monde musulman et la christianisation de l’Afrique du Nord, tels qu’ils ont été conçus au 15ème siècle, en particulier, existent et peuvent être aisément consultés. Ils montrent comment les chrétiens ont alors envisagé la conquête de l’Afrique du Nord – la conquête de Grenade et le parachèvement de la « Reconquista » dans la péninsule ibérique n’étant qu’une étape vers ce grand plan. Après les succès précédents, en 1509, Pedro Navarro dirigeait ainsi une expédition contre Oran, décrite comme « le principal port de commerce du Levant ». L’année suivante, Bejaïa et Ténès tombaient aux mains des Espagnols, tandis qu’Alger était menacée, maintenue à portée de canon depuis leur place fortifiée du Penon, à une courte distance des côtes.

À la suite de ces conquêtes espagnoles, des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants musulmans étaient tués, maintenus en captivité dans les presidios – places fortes – ou transportés vers les marchés aux esclaves du continent européen et de là, vers les possessions impériales transatlantiques, de la Floride au Brésil. La violence des attaques espagnoles et la terreur infligée aux populations conquises menaçaient l’ensemble des zones côtières. Ce vaste assaut, comme le souligne Bishko, représentait la poursuite des motifs et des objectifs de la Reconquista médiévale, à travers l’idée de constituer une « nouvelle Grenade au Maghreb ». La conquête de toute l’Afrique du Nord et la disparition de sa population musulmane n’étaient plus qu’une question de temps. Mais c’était sans compter sur l’entrée en scène inattendue des fameux frères Barberousse. Les cheikhs d’Algérie avaient en effet appelé à la rescousse cette fratrie, dont les plus célèbres seraient Arruj et surtout Kheir-Eddin ; et avec leur alliance, le processus de lutte contre l’offensive espagnole était enclenché. C’est ce conflit, qui a impliqué Ottomans et musulmans nord-africains d’un côté, et les armées de la chrétienté de l’autre, qui a été transformé par l’historiographie occidentale en « piraterie barbaresque ».

Il n’y a en réalité jamais eu de piraterie barbaresque telle qu’elle est ainsi décrite par les historiens occidentaux (…). Tout d’abord, les villes d’Afrique du Nord, loin d’être des repaires de pirates, étaient des lieux de commerce où s’effectuaient de nombreux échanges – y compris entre les puissances européennes et les musulmans. À l’opposé d’un repaire de pirates sanguinaires, Alger, par exemple, était un port d’escale reconnu pour les navires européens, y compris anglais, au 16ème siècle. Non moins remarquable, souligne Fisher, était la concurrence pour des concessions commerciales permanentes dans ce soi-disant repaire de la piraterie. De plus, en se référant à un certain nombre de sources contemporaines, il affirme : « Une autre fausse idée répandue, selon laquelle la période de domination turque sur la côte des Barbaresques était une période de stagnation stérile, peut être réfutée dans une certaine mesure par les témoignages contemporains du développement constant, et à une allure étonnamment rapide, de la ville d’Alger pendant près de trois siècles. Cette ville est passée d’un obscur tributaire de l’Espagne à la capitale d’un État stratégiquement important et même, pendant un bref instant, au centre du commerce en Méditerranée, à partir duquel les armées républicaines françaises étaient en partie nourries et financées…» (…) En réalité, toute la côte nord-africaine était considérée comme un grand marché et un lieu d’échange profitable aux deux parties.

Du 16ème siècle jusqu’à l’ère coloniale du 19ème siècle, sous le règne des « pirates de la côte des Barbaresques », ce n’est guère la piraterie musulmane qui s’est attaquée à la navigation occidentale mais bien l’Afrique du Nord musulmane qui subissait les assauts de la piraterie chrétienne. Comme le souligne Matar, l’un des thèmes récurrents dans les premières biographies musulmanes modernes d’Afrique du Nord, les décisions jurisprudentielles, les lettres royales et autres, est la description du danger des invasions chrétiennes et l’impact destructeur de la réduction en esclavage des populations sur la stabilité de la région, tant politique que sociale. Tous les littoraux étaient en effet des zones de grande insécurité pour cette raison. À la fin du 16ème siècle, les esclaves musulmans étaient si nombreux dans les villes portuaires chrétiennes, de Gênes à Cadix, qu’ils devinrent un thème commun dans la peinture et la sculpture européennes. (…)

Les attaques en haute mer contre les navires nord-africains étaient particulièrement vicieuses, et les assaillants chrétiens ne faisaient guère de différence entre les membres d’équipages et les passagers non armés. Les pèlerins et les navires marchands étaient les proies favorites des corsaires chrétiens, dont les plus craints étaient les Chevaliers de Malte et ceux qui battaient pavillon du royaume des Deux-Siciles. Ils harcelaient les navires nord-africains et maintinrent ainsi un état d’insécurité jusqu’au 18ème siècle. L’ordre religieux des Chevaliers de Saint-Jean avait été délogé de Rhodes par les Ottomans en 1522, mais avait ensuite trouvé refuge à Malte. De là, ils attaquaient et terrorisaient les navires musulmans, s’emparant de centaines de navires marchands musulmans du 16ème au 18ème siècle – 204 navires rien qu’en 1764 ! Toutes les nations occidentales voyaient les navires musulmans comme des proies légitimes. À l’été 1600, les pirates britanniques terrorisèrent ainsi la Méditerranée par leur violence et attaquèrent partout les navires turcs et algériens, considérés comme des cibles adéquates alors même que l’Angleterre était pourtant en paix avec ces deux États. Les pirates français leur disputaient la mer et partageaient la même soif de cruauté, sans faire la moindre différence entre les nationalités : pour eux, tous les musulmans faisaient de bons captifs, quelles que soient leur origine nationale et la situation diplomatique entre la nation du prisonnier et la France. Au début des temps modernes, les pirates français, ainsi que les Maltais et les Italiens, naviguaient sous pavillon tantôt majorquin, tantôt portugais, tout comme les Majorquins pouvaient naviguer sous pavillon français, et les Britanniques sous pavillon espagnol pour attaquer les navires musulmans ; et s’ils étaient en guerre contre Alger, chaque musulman devenait un Algérien pour justifier son asservissement. Les côtes et les villes d’Afrique du Nord furent ainsi ruinées par les attaques chrétiennes, tandis que la navigation musulmane en Méditerranée était littéralement décimée.

Si la piraterie barbaresque existait bien, c’était donc essentiellement en réponse à la piraterie chrétienne dont les musulmans furent victimes pendant des siècles ; et elle n’a de plus jamais été aussi destructrice et cruelle que cette dernière. La piraterie barbaresque, comme le démontre notamment Fisher, est donc restée l’un des plus grands mythes de l’histoire moderne pour justifier la colonisation de l’Algérie et de l’Afrique du Nord. (…) De manière plus intéressante encore, l’invocation par les Français de la piraterie pour justifier l’invasion de l’Algérie en 1830 ne repose pas sur le moindre fondement solide, comme l’explique Godechot : « Alors que le danger barbaresque avait disparu des côtes européennes depuis plus de cent ans, le danger chrétien a persisté sur les côtes africaines jusqu’à la fin du 18ème siècle. » L’Algérie n’avait plus de flotte au 19ème siècle qui puisse justifier l’argument de la piraterie – cette flotte ayant presque entièrement disparu dès le 18ème siècle. Lorsque William Shaler, le nouvel ambassadeur américain, arriva à Alger en 1815, il ne vit ainsi de la marine algérienne que quatre frégates, cinq corvettes, un brick et une galère, soit seulement onze navires au total. Et ces derniers furent définitivement anéantis lors du célèbre bombardement d’Alger par Lord Exmouth, en 1816 ! Il n’y avait donc aucune flotte, et presque aucun prisonnier chrétien non plus…

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