[Extrait de ‘Le roman des Janissaires’, ‘Issâ Meyer]
Lorsqu’il devient grand vizir, dans la foulée de la prise de Rhodes, tout semble sourire à Ibrahim Pasha. À moins de trente ans, il est, à peine devancé par le sultan, l’homme le plus puissant de l’empire qui l’a adopté. Célèbre pour son physique particulièrement harmonieux, grand et mince, il fascine la cour tant par sa vivacité d’esprit que par son élégance naturelle et jouit de la confiance indéfectible de Süleyman. Bientôt, le succès de ses armées, de Mohacs à Bagdad, fera sa légende. Son prodigieux destin fascine l’Europe. Qu’on y songe : qu’aurait pu espérer ce modeste fils de pêcheurs de Parga, un petit village faisant face à l’île de Corfou sur la côte adriatique, dans l’Europe chrétienne qui s’extrait alors à peine de la féodalité ? Pas grand chose, si ce n’est peut-être servir de chair à canon lors d’une énième croisade désastreuse ou, au mieux, devenir prêtre de sa bourgade. Mais à Constantinople, la naissance et le sang importent peu.
À la prestigieuse académie d’Enderûn, le plus grand empire de son temps l’a destiné aux fonctions suprêmes. Son ami d’enfance, le prince héritier devenu sultan, en a fait l’un de ses pages lorsqu’il était gouverneur de Manisa, puis son grand fauconnier dès son accession au trône et enfin, dernière marche avant le poste de grand vizir, le chef de sa chambrée. À ce poste stratégique, l’un des plus élevés de la hiérarchie impériale, il a reçu la charge de tout le service personnel du sultan et s’est vu confier l’un des trois sceaux de la maison d’Osman ainsi que la garde nocturne du palais – témoignage de confiance s’il en est. En contact permanent avec le jeune souverain, il l’a accompagné partout et a découvert le plus haut niveau des affaires de l’État. Par humilité et crainte – justifiée, comme le montrera l’avenir – des intrigues et des jalousies, il a alors demandé au sultan de mettre un coup d’arrêt à son ascension fulgurante : « Mes services seront suffisamment récompensés si je reçois de quoi passer ma vie dans l’aisance et la tranquillité. » Naturellement, Süleyman n’a pas pris en compte sa requête, non sans lui jurer qu’il ne serait jamais mis à mort tant qu’il règnerait. Et puis, le modeste Ibrahim a pris goût au pouvoir – et au luxe. Aux abords de l’Hippodrome de Constantinople, non loin de Topkapi, il a fait construire le palais le plus éblouissant du Bosphore, l’Atmeydan, doté d’une façade longue de cent quarante mètres et de près de six cents pièces. Son mariage somptueux avec la soeur du sultan, Hatice, peu après son accession au grand vizirat, vient couronner son irrésistible marche vers la gloire. (…) Frappés par le faste de la cérémonie et les marques d’amitié du souverain ottoman envers les mariés, les ambassadeurs étrangers répandent le récit des noces de l’esclave devenu le quasi-égal du sultan à travers toute l’Europe.
En tant que grand vizir, poste qui lui donne accès à des honneurs, pouvoirs et richesses inimaginables, Ibrahim est le chef du gouvernement, de l’administration et de l’armée – à l’exception des janissaires, qui ne dépendent, sur le papier, que du sultan. Adjoint et suppléant du souverain en temps de paix, ses attributions sont encore plus étendues à la guerre, où il est le véritable chef d’orchestre des campagnes en tant que serasker et rassemble les sipahis provinciaux autour de sa tente, dressée à la sortie de la capitale. L’empire est bien trop vaste, et ses responsabilités bien trop lourdes, pour que le sultan puisse le gérer seul : aussi Süleyman prend-il l’habitude de déléguer, de plus en plus, à celui qu’il considère comme une autre part de lui-même. Ibrahim obtient ainsi le privilège de pouvoir prendre des décisions importantes sans même consulter le souverain. Doté d’une capacité de travail hors normes, il contrôle et valide absolument tout ce qui touche de près ou de loin aux affaires de l’État.
Premier esclave du sultan, il a la préséance sur tous les autres dignitaires de l’empire, à l’exception notable du sheykh al-islâm, chef suprême des oulémas qui est son égal hiérarchique. Comme son maître, il prend d’ailleurs soin de préserver l’amitié de ce dernier et se rend chaque vendredi en procession solennelle à la mosquée pour la khutba hebdomadaire ainsi qu’aux grandes fêtes annuelles qui marquent l’année islamique et le départ des pèlerins pour le hajj, où il reçoit par ailleurs les félicitations des dignitaires impériaux. C’est escorté du chef du protocole qu’il se rend régulièrement à la cour du sultan; à son palais, il tient, à jour fixe, un Divan où il reçoit, à l’égal de Süleyman, hauts fonctionnaires et gouverneurs. (…)
Désormais immensément riche, Ibrahim n’en maintient pas moins des liens avec sa famille et fait venir ses plus proches auprès de lui à Constantinople. Frappés par un tel signe de la providence divine, les parents du grand vizir s’y convertiront à l’islâm. Son père, sous le nom de Yusuf Pasha, rejoindra même l’élite ottomane en tant que gouverneur de l’Épire, sa région d’origine. La moins prestigieuse des attributions du grand vizir n’est pas de mener les affaires étrangères de l’empire. Modeste et réservé au début de son ascension, le Grec a développé, au fil des années, une arrogance invraisemblable qui, alliée à la puissance des armes ottomanes, fait forte impression sur ses interlocuteurs. Aussi habile à la tête des janissaires que dans les alcôves feutrées de la diplomatie européenne, Ibrahim, qui parle et lit couramment l’italien, le persan, le turc et naturellement le grec, sa langue natale, obtient des succès cruciaux face aux puissances catholiques. Ce sont d’ailleurs les émissaires vénitiens qui le surnommeront, dans un malicieux clin d’oeil à son maître, « Ibrahim le Magnifique ». En 1526, c’est lui qui obtient du prétendant au trône de Hongrie qu’il se place sous l’aile du sultan et sept ans plus tard, c’est encore lui qui parvient à imposer aux Habsbourg de reconnaître la souveraineté ottomane sur la nouvelle province. Surtout, en 1535, il négocie le colossal accord avec la France, une alliance à la fois commerciale et militaire dirigée contre les Habsbourg : la France obtient le libre commerce dans les ports ottomans, le soutien de la terrible flotte de Barberousse, et symboliquement, la garde des sanctuaires chrétiens en terre ottomane; l’empire, lui, y gagne des ports stratégiques où faire escale dans sa guerre à outrance en Méditerranée et surtout un solide contre-poids dans le dos du Saint-empire et de l’Espagne. Par les fameuses Capitulations, le grand vizir est parvenu, pour la première fois, à diviser le front uni de la chrétienté contre l’empire, sous les cris d’orfraie des fanatiques de la Croix qui dénoncent « cette union sacrilège de la fleur de lys et du croissant ». À Topkapi, Ibrahim savoure son triomphe et nargue l’Europe : « le roi de France est en paix et concorde avec nous, comme un frère de l’empereur des Turcs… » Pour l’anecdote, c’est à cette occasion que les diplomates français, impressionnés par la porte monumentale du siège du gouvernement, la Bab-i Ali, répandront la métaphore de « Sublime Porte » pour désigner l’empire ottoman.
Ibrahim règne également sur le cérémonial du palais qui éblouit tant les ambassadeurs étrangers – et auquel son maître le sultan, qui voue une véritable passion à tout ce qui brille, accorde une importance particulière. Ghislain de Busbecq, l’envoyé de Charles Quint, rapporte son émerveillement devant tant de splendeur : « Le sultan était assis sur un divan très bas recouvert de tapis et de coussins précieux d’un travail exquis. Il avait près de lui son arc et des flèches. Des chambellans nous tenaient par les bras. Après avoir fait semblant de lui baiser la main, nous fûmes conduits du côté du mur qui fait face à son siège, en prenant bien soin de ne jamais lui tourner le dos. Dans la salle se tenaient des officiers de haut rang, des troupes de la Garde impériale, sipahis et janissaires… Regarde maintenant avec moi cette immense foule de turbans aux plis innombrables de la soie la plus blanche, les brillants costumes de toutes sortes et de toutes couleurs, et partout l’éclat de l’or, de l’argent, de la pourpre, de la soie et du satin. Les mots ne sauraient donner une idée exacte de cet étrange spectacle. Je n’en ai jamais vu de plus beau. Ce qui me frappa surtout dans cette multitude fut son silence et sa discipline. Les janissaires, alignés à part des autres troupes, étaient si immobiles que je me demandais s’il s’agissait là de soldats ou de statues, jusqu’au moment où les ayant salués, comme on me le conseilla, je les vis tous incliner la tête pour me répondre. » (…)