[Extrait de : ‘Le roman des Andalous’, ‘Issâ Meyer]
À l’autre bout de la Méditerranée, par une nuit d’automne 275AH (889), un petit navire à voile andalou s’approche de la Côte-d’Azur sous le couvert de l’obscurité et du mauvais temps – rafales de vent coutumières des lieux, orages et pluies sporadiques. Guidés par les torches d’un manoir, une vingtaine d’hommes équipés d’armes légères débarquent furtivement sur la plage et s’enfoncent sans attendre dans un relief escarpé et boisé dont ils ne devinent sans doute pas qu’il s’appellera, un jour, « le massif des Maures ». 1 Partis du port de Bajjânah (Pechina), véritable pépinière d’aventuriers, corsaires et autres explorateurs, ces jeunes muladis audacieux ont quitté leur péninsule quelques jours plus tôt pour s’élancer vers l’Est, sans avoir semble-t-il défini de destination précise ; la Corse ou la Sardaigne, et pourquoi pas les côtes italiennes ? Mais la mer déchaînée les a contraints à se retirer dans le golfe de Saint-Tropez, et il semble qu’ils se soient très vite accommodés de ce soubresaut du Destin : avant l’aube, ils ont ainsi déjà sécurisé leurs positions en s’emparant de la hauteur du manoir qui leur avait bien involontairement servi de phare – le tout sans être repérés par des habitants assoupis. Le lever du soleil leur fait prendre conscience de la valeur stratégique des lieux : les puissants sommets des Alpes au Nord, les denses forêts de frênes et de chênes tout autour d’eux qui les protègeront efficacement, et l’immensité de la Méditerranée qui leur permettra de maintenir le contact avec al-Andalus et de recevoir des renforts. Les éclaireurs envoyés au cours des jours suivants confirment ce pressentiment : la Provence est alors en plein chaos suite à une dévastatrice série de raids vikings et, surtout, à la quasi-disparition de toute autorité centrale suite à la mort du roi Boson de Bourgogne, deux ans plus tôt. (…)
Décision est donc prise d’établir une colonie andalouse permanente ici, en ce lieu que les Latins nomment Fraxinetum – Farakhshanît pour les Arabes, ou encore Jabal al-Qilâl – « la Montagne des Hauts Sommets ». 2 Des fortifications de pierre sont élevées sur les hauteurs environnantes à une allure étonnamment rapide pour si peu d’hommes ; les Andalous tirent aussi parfaitement profit de l’environnement naturel en encourageant la croissance des buissons de ronces particulièrement féroces en cette région – ne laissant qu’un seul chemin d’accès très étroit, aisément défendable par de faibles effectifs. (…) Les premiers raids vers le comté de Fréjus voisin débutent dans la foulée, et des messagers sont bientôt envoyés dans la péninsule pour recruter de nouveaux volontaires : une centaine d’hommes, portés par le zèle religieux autant que par l’esprit pionnier, rejoignent vite leurs frères de foi et compatriotes dans ce curieux poste avancé et retranché. L’on compte parmi eux un certain nombre de cavaliers avec leurs montures, et surtout des Berbères du Maghreb, particulièrement recherchés pour leur expérience de la montagne. Attirer des recrues est d’autant plus aisé que la beauté et la douceur de ces côtes franques ne sont pas inconnues des Andalous : au cours du demi- siècle précédent, de brèves mais puissantes expéditions musulmanes coordonnées par les Omeyyades avaient déjà frappé Marseille et sa région mais aussi Arles, Vaison et la vallée de l’Ouvèze ; une base semi-permanente avait même été établie, un temps, sur l’île de Camargue, peut-être pour détourner l’attention des Francs du front de Catalogne. Et le massif des Maures est une extraordinaire forteresse naturelle : difficile d’accès, densément boisée, peu peuplée et dotée d’une faune abondante, cette petite chaîne de montagnes qui surplombe le golfe de Saint-Tropez abonde en pentes escarpées qui enserrent d’étroits vallons profonds et sinueux, dans une atmosphère pleine de charme… (…)
Mais au-delà de la beauté romantique de ces collines boisées qui dominent de jolies plaines littorales et une myriade de caps rocheux et de criques luxuriantes à la végétation éclatante, le nouveau comptoir andalou est surtout un poste avancé stratégique qui permet d’« entraver les relations entre les cités marchandes italiennes et le reste de la chrétienté méridionale » 3 ; du Fraxinet, les Andalous peuvent obtenir le contrôle effectif de tous les passages entre la France, l’Italie et la Germanie – certaines des voies de communication les plus vitales d’Europe. Bien conscient des possibilités qu’offre cette implantation inattendue dans le cadre de sa grande politique en Méditerranée occidentale, le pouvoir omeyyade encourage l’initiative et y déverse régulièrement renforts, armes et provisions. Au moins autant intéressés par les perspectives économiques de la colonie que par les succès armés des hommes du Fraxinet contre les Francs, les maîtres de Cordoue sont particulièrement friands du bois de Provence – une ressource indispensable pour la construction d’une marine à même de repousser la menace fatimide au Maghreb. Bien que le Fraxinet reste un comptoir largement autonome, ils octroient à son chef le poste très officiel de qa’îd – un titre réservé aux gouverneurs de villes portuaires ou de marches frontalières aux pouvoirs élargis, responsables des affaires à la fois militaires et civiles.
Représentée par les géographes arabes de ce temps comme une île à l’embouchure du Rhône, la colonie musulmane du Fraxinet en vient rapidement à couvrir une largeur d’une soixantaine de kilomètres pour autant de profondeur, sur un territoire qui comprend notamment le golfe et l’arrière- pays de Saint-Tropez ainsi que la péninsule de Ramatuelle 4 et Hyères, des confins de Fréjus à ceux de Toulon. Pour signaler le détroit qui sépare l’île de Giens, qui n’est alors pas encore une presqu’île, et le continent, les Andalous construisent d’ailleurs un phare à l’endroit qui forme aujourd’hui le quartier et la plage Almanarre d’Hyères – de l’arabe al-Manâr, « le phare ». Au sein de ces terres qu’Ibn Hawqal nous décrit comme « richement cultivées par leurs habitants musulmans », parsemées de rivières et de ruisseaux et dont la traversée nécessite deux jours de marche, des familles s’installent et font rapidement prospérer le pays. Car, comme en Crète et ailleurs, les nouveaux maîtres andalous ne sont pas que des guerriers : nombre de colons prennent ainsi demeure dans les villages provençaux abandonnés ou délabrés pour travailler la terre. 5 Sans doute aidés par leur maîtrise d’une langue romane encore assez proche de celle que parlent les Provençaux, les muladis transmettent aussi à leurs nouveaux sujets un certain nombre de savoir-faire jusqu’ici inconnus des autochtones : la fabrication de bouchons de liège pour les bouteilles et de tuiles de céramiques, la production de goudron à partir de la résine du pin maritime pour calfeutrer les navires ou encore nombre d’avancées médicales alors courantes en terre andalouse. À Tende, au nord-est de Monaco, les musulmans extraient aussi du minerai de fer et établissent des forges pour fabriquer leurs armes.
Hors de leur bastion, les Andalous essaiment bientôt le long de la Côte d’Azur, jusqu’à Marseille, et dans toutes les Alpes, remontent la vallée du Rhône, franchissent les défilés du Dauphiné et le col du Mont-Cénis, qui sépare la France de l’Italie, et occupent le val de Suse, à l’ouest de Turin. Maîtres de la montagne qu’ils en viennent à connaître mieux que les indigènes eux-mêmes, ils multiplient de très lucratifs raids qui atteignent la Ligurie, le Piémont, la Lombardie, le Tyrol, la Suisse alémanique, la Savoie et le Valais. Les hommes du Fraxinet profitent à plein de la désintégration de l’empire carolingien et des troubles dynastiques de cette terre qui est devenue une pomme de discorde entre les rois de France et ceux de Bourgogne et de Provence : dans un contexte local marqué par les querelles féodales, ils font souvent office d’arbitres entre les seigneurs chrétiens, qui n’hésitent pas à faire cause commune avec eux ou à les engager en tant que mercenaires à leurs côtés, voire à participer à leurs raids contre des voisins et rivaux. Les nouvelles recrues en provenance de la péninsule ne cessent d’affluer, au point que les forces du Fraxinet en viennent bientôt à compter plusieurs milliers d’hommes en armes. Dans le Dauphiné, en Savoie et au Piémont, ils érigent des places fortes et installent des garnisons aux points de passage les plus fréquentés et stratégiques ; tout au long de la côte, des « tours sarrasines », édifices ronds en pierre de taille, font office de postes de garde. Et du Fraxinet au col de Maure, entre Digne-les-Bains et Gap, c’est un véritable labyrinthe de galeries souterraines de montagne qui leur permet de contrôler toute cette zone stratégique entourée de massives forêts ; des infrastructures impressionnantes qui soutiennent leur expansion et facilitent leur mainmise sur le pays. L’été, des colonnes légères et très mobiles tiennent toutes les vallées, au point que les communications entre la France et l’Italie sont pratiquement impossibles sans leur aval ; l’hiver, les hommes se retranchent dans leur bastion du Fraxinet ou dans leurs nouveaux postes avancés. (…) Et le golfe de Saint-Tropez, où stationne en permanence une flotte andalouse, est aussi devenu au fil des années un point d’escale régulier des navires de guerre et de commerce musulmans en Méditerranée, en liaison permanente avec les îles Baléares récemment conquises par les Omeyyades. Si les garnisons du Fraxinet n’ont, semble-t-il, jamais envisagé une conquête en bonne et due forme de la Provence et de la Savoie, elles sont alors sans conteste une puissance politico-militaire sur laquelle il faut compter dans la région.
Car la colonie andalouse du Fraxinet, loin d’être un repaire de pirates et de brigands sans foi ni loi, doit plutôt se concevoir comme une « entité islamique frontalière que les musulmans ont peuplé et développé pour en faire un important centre économique et militaire en Provence » 6 – un poste avancé d’al-Andalus face à la chrétienté franque. Cette double vocation est illustrée par le géographe Ibn Hawqal qui évoque tant le « principal bastion des mujâhidûn victorieux sur les terres des Francs » que « le gibier, le bois et le combustible » 7 que l’on trouve dans les montagnes des environs et qui en font une prospère colonie agricole et un comptoir commercial viable. À l’image des Marches andalouses, de la Crète ou des thughûr d’Anatolie, l’existence même de ce ribât à grande échelle est justifiée et légitimée par le rôle qu’il joue dans la défense des frontières ; les raids eux-mêmes ne sont ainsi pas conçus comme des campagnes aléatoires de pillage mais bien comme une série cohérente et coordonnée d’activités militaires de ghâzîs, qui visent à maintenir l’ennemi à quai pour protéger le cœur du monde de l’Islâm : pour leurs adversaires comme pour les observateurs, ils sont un seul et même front uni, plutôt qu’un assemblage disparate de gangs criminels. Ces opérations ont d’ailleurs une influence qui dépasse largement la portée limitée de leurs raids : puisque les musulmans du Fraxinet agissent sur une région de la plus haute importance stratégique, ils peuvent bouleverser l’équilibre du pouvoir et le statu quo entre les puissances européennes, musulmanes ou chrétiennes. Et comme ailleurs, les paysans-guerriers andalous mettent en valeur la terre, interagissent sur tous les plans avec les populations locales et maintiennent l’intégrité des institutions administratives et religieuses autochtones, qui conservent leur pleine autonomie en échange du versement de la jizya ; il est d’ailleurs notable que des chroniqueurs latins décrivent des musulmans installés dans les villes provençales sans armes, ce qui implique un certain degré de vivre-ensemble bien compris et de bonne gouvernance. 8
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Notes
- Il semble toutefois que le nom de ce massif ne soit pas lié à l’implantation des musulmans d’al-Andalus en ces lieux mais à l’épaisseur de ses bois : maurum signifiant « sombre » en latin.
- Si l’emplacement exact de la place forte musulmane du Fraxinet n’a pas été établi, elle était très probablement située sur la commune française moderne de La-Garde-Freinet, sur le massif des Maures, non loin de Saint-Tropez.
- Philippe Sénac, ‘Provence et piraterie sarrasine’.
- L’orientaliste Évariste Lévi-Provençal affirme à ce sujet que le toponyme Ramatuelle provient de l’arabe Rahmat-ulLâh – « la miséricorde d’Allâh ».
- Certains leur attribuent l’introduction en France de la culture d’une céréale qui aurait pris leur nom, le sarrasin.
- Cf. Mohammad Ballan, ‘Fraxinetum: An Islamic Frontier State in Tenth-Century Provence’.
- Ibn Hawqal, cité par Mohammad Ballan.
- L’historien Philippe Sénac affirme ainsi qu’il « n’est pas exclu que le Fraxinet ait été le théâtre d’une symbiose communautaire, ce qui expliquerait sa longévité ». (Cf. ‘Provence et piraterie sarrasine’)