L’amîr et l’imâm

[Extrait de : ‘Le roman des Andalous’, ‘Issâ Meyer]

Mais c’est surtout sous le règne du souverain pieux et vertueux qu’est Hishâm que se produit l’une des évolutions religieuses et spirituelles les plus décisives de l’histoire d’al-Andalus, aux conséquences multiséculaires : l’introduction dans la péninsule de l’école malikite – en lieu et place du rite de l’imâm al-Awza’î, référence des gens du Shâm qui dominait jusqu’alors le pays. L’heure est en effet à la renaissance des échanges bilatéraux avec l’Orient musulman, et plus seulement aux migrations de persona non grata vers la péninsule. Hommes pieux et savants de Cordoue, surtout ceux qui aspirent à des carrières judiciaires, se rendent ainsi chaque année plus nombreux au hâjj, un périple de plusieurs milliers de kilomètres durant lequel ils ne manquent pas de s’arrêter à Médine pour y saluer la tombe du dernier des Messagers ﷺ. C’est là, au cœur des ruelles de la cité prophétique, qu’ils tombent sous le charme de l’érudit le plus illustre de son temps : Mâlik ibn Anas, le fondateur de la seconde école de jurisprudence de l’Islâm.

(…)

Modèle d’intégrité intellectuelle et d’humilité savante, muhaddîth accompli qui se distingue par son inlassable travail de collection et d’authentification des paroles et actes attribués au Prophète ﷺ, Mâlik ibn Anas s’efforce surtout de développer des mécanismes juridiques qui permettent de modeler le monde selon les principes moraux, éthiques et spirituels de l’Islâm et d’accompagner l’existence des croyants ; sans le savoir, il fixe, codifie et standardise ainsi le cadre dans lequel la société musulmane d’al-Andalus va se développer harmonieusement et s’épanouir des siècles durant.

Le premier à répandre les opinions et doctrines de l’école de Médine dans la péninsule est semble-il un Cordouan du nom de Shabattûn, que l’on surnomme « le théologien d’al-Andalus » ; d’une modestie proverbiale, l’homme est allé jusqu’à disparaître dans la nature pour échapper au poste de grand qâdî de Cordoue que Hishâm voulait le contraindre à accepter. Pardonné par le souverain, il revient en tout cas chargé d’un précieux trésor après un long séjour en Orient : le Muwatta, ouvrage de référence de l’imâm Mâlik qui combine droit et hadîth, et qu’il a appris auprès de son auteur. Les autres Andalous de retour du Hijâz ne tarissent pas d’éloges sur le sage de Médine et narrent à l’envi la finesse de ses avis, la hauteur de ses vertus morales, l’étendue de son savoir, la réputation et les honneurs dont il jouit en Orient ; dans toutes les mosquées, l’on répand sa notoriété, l’on enseigne et diffuse ses œuvres, l’on disserte sur ses fatâwâs. Et le coup de foudre entre Cordoue et Médine est réciproque. Alors qu’on lui décrit la personnalité, les vertus et le règne de Hishâm, l’imâm Malik s’exclame ainsi : « Qu’Allâh préserve sa vie et en fasse l’un de nos disciples ! » 1, avant de souhaiter qu’il puisse accomplir le hâjj pour pouvoir le rencontrer – ce qui est bien entendu impossible, les Lieux Saints étant sous l’autorité des Abbassides. Le second des Omeyyades de Cordoue est en tout cas, dit-on, très flatté par l’attention.

La pratique très codifiée de l’éminent imâm de Médine est aussi parfaitement adaptée aux besoins de l’île d’Islâm isolée au milieu de voisins hostiles qu’est, dans les faits, al-Andalus. Les musulmans de la péninsule n’ont guère besoin d’interminables débats théoriques, d’inutile spéculation abstraite ou d’innovations mais bien de solutions pratiques à leurs problèmes quotidiens – le commerce, la guerre, les relations sociales –, ce qui fait du modèle de société prêt à l’emploi proposé par les partisans de Mâlik une offre particulièrement attractive. C’est d’ailleurs la complète adoption de cette école, fondamentaliste au sens noble du terme, qui épargnera à al-Andalus les terribles déchirements et convulsions sectaires que connaîtront Bagdad et l’Orient musulman au cours des siècles suivants. D’une hostile intransigeance à l’égard de tous les courants sectaires – kharijisme, chiisme ou autre – et attachée à une très stricte orthodoxie, la caste des savants malikites parviendra efficacement à préserver l’unité religieuse de la nation andalouse des siècles durant et servira de garde- fou à toutes les dérives portées par des agents de corruption en tout genre ; elle jouera aussi, dans les moments les plus sombres, le rôle d’indispensable boussole du petit peuple musulman.

Car le triomphe de l’école de Médine dans la péninsule est aussi celui de ses représentants, au premier rang desquels figure le célèbre juriste et spécialiste du hadîth Yahyâ ibn Yahyâ al-Laythî. 2 Berbère issu d’une puissante famille pro-omeyyade d’al-Jazîrat al-Khadrâ (Algésiras), l’homme s’impose vite, à son retour d’Orient, comme l’élève de Mâlik ibn Anas le plus en vue du pays. 3 Les successeurs de Hishâm, admiratifs de son savoir et de son dévouement, lui permettront même de contrôler la nomination et la révocation des qâdîs du pays, assurant le triomphe définitif de l’école malikite – seule interprétation officielle et autorisée de la Loi islamique dans la péninsule. 4 Au début du 3ème siècle de l’Hégire, la connexion entre Cordoue et Médine est donc fermement établie, et l’histoire d’al-Andalus se confondra désormais avec celle du rite malikite, doctrine juridique officielle de la péninsule jusqu’à la chute finale de Grenade – à l’exception de l’intermède almohade…

Notes

  1. Ceci est la version rapportée par al-Maqqarî. Selon Ibn Qûtiyya, il se serait exclamé : « Qu’Allâh orne notre Paradis céleste d’un tel personnage ! »
  2. Citons aussi le savant Abû Marwân ‘Abd al-Malik ibn Habîb, auteur de centaines de travaux dans les domaines du fiqh et du hadîth. Son principal ouvrage, Al-Wâdhahatu fi- madhhabî Mâlik, « les claires démonstrations de l’école de Mâlik », devint le livre de référence des étudiants malikites du pays sous le règne de ‘Abd ar-Rahmân II.
  3. Une anecdote rapportée par al-Maqqarî veut qu’un jour où le jeune Yahyâ ibn Yahyâ al-Laythî suivait des cours particuliers dans la demeure de l’imâm Mâlik à Médine, un éléphant soit passé devant la porte de la maison. Tous les étudiants étaient alors sortis pour admirer la scène, sauf lui ; Mâlik lui avait alors lancé : « Pourquoi ne sors-tu donc pas comme les autres ? Il n’y a certainement pas d’éléphants en ton pays ! » Et Yahyâ ibn Yahyâ de répondre : « Je ne suis pas venu d’al-Andalus vers l’Orient pour observer des éléphants mais pour te voir, toi qui n’as pas d’égal en ma patrie, et tirer profit de ton savoir et de ton expérience ! » Très étonné, Mâlik s’était alors exclamé : « Cet homme est le sage d’al-Andalus ! » (Cf. ‘Nafh at-Tîb’)
  4. Ibn Hazm dit à ce sujet : « Yahyâ al-Laythî gagna la faveur de l’amîr, qui approuva ses doctrines et le consultait à chaque occasion ; pas un qâdî n’était nommé sans son consentement, bien que lui-même n’ait jamais accepté de poste. L’administration de la justice se trouva ainsi bientôt entièrement entre les mains des amis et disciples de Yahyâ ou des partisans du rite de Mâlik. (…) Tous adoptèrent alors le rite de Mâlik et le rite d’al-Awza’î fut rejeté. »

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