Al-Andalus : une société du savoir et de l’excellence

[Extrait de : ‘Le roman des Andalous’, ‘Issâ Meyer]

(…) Car ce qui fait surtout la particularité de la société andalouse, c’est son amour du savoir et sa culture de l’excellence. « Les gens d’al-Andalus sont les amoureux les plus ardents de la connaissance et du savoir, nous dit-on ainsi, et ceux qui savent le mieux distinguer le sage de l’ignorant. Les gens peu instruits sont méprisés, et quiconque n’a que peu de savoir fait tout ce qu’il peut pour le cacher et se distinguer par d’autres moyens. Les savants sont respectés de tous, des nobles comme du peuple ; on leur fait confiance, on les consulte à chaque occasion, leur nom est sur toutes les langues, leur pouvoir et leur influence sont sans limites, et on les préfère et distingue dans toutes les occasions de la vie. » 1 Portés par l’exemple de leur souverain, les notables urbains, les hauts fonctionnaires, les grands marchands récompensent avec la plus grande générosité les écrivains et les poètes, et surtout rassemblent à leur tour de grandes bibliothèques ouvertes au public et aux étudiants ; dans la seule capitale, l’on compte entre vingt et quatre-vingts de ces lieux de partage intellectuel. Partout, d’innombrables institutions éducatives, écoles et assises de science fleurissent par centaines ; les enfants y apprennent, naturellement, les rudiments de la lecture et de l’écriture, le Qur’ân et les choses de la Religion, mais aussi, de plus en plus, les mathématiques et les rudiments des sciences.

L’éducation, de bonne qualité, est facilement accessible : sur ses deniers personnels, al-Hakam fonde ainsi à lui seul vingt-sept écoles pour les familles les plus défavorisées de Cordoue. Alors que dans les royaumes chrétiens d’Europe, seul le clergé catholique est capable de lire et d’écrire et que même les nobles sont souvent incapables de déchiffrer un texte simple ou de signer leur nom, il est difficile de trouver un analphabète dans une cité andalouse. Al-Hakam impulse également un immense effort de traduction, du latin et du grec vers l’arabe, sous la houlette d’un comité conjoint de muladis et de Mozarabes mais aussi en collaboration avec le ministre juif de son père, Hasdây ibn Shaprût, et les érudits qu’il finance grassement. « La passion de la lecture s’était tant répandue, dit-on, qu’un homme avec une quelconque position d’autorité tenait pour une obligation d’avoir sa propre bibliothèque et n’épargnait aucun effort ni aucune dépense pour collectionner des livres. » 1 Dans ce contexte, il n’est pas rare que les ventes aux enchères de manuscrits rares tournent en foires d’empoigne ou aboutissent à des prix ahurissants. Plutôt que les grandes madrasas qui fleurissent en Orient, la méthode d’éducation favorite des Andalous consiste à attacher des chaires d’enseignement à chaque mosquée ; les professeurs qui y instruisent jeunes et moins jeunes, adossés à un pilier de la salle de prière, reçoivent tous un salaire fixe du califat.

C’est, notamment, cette particularité qui permet à la société andalouse d’atteindre un tel niveau culturel et intellectuel, puisque les plus érudits peuvent se consacrer entièrement à l’acquisition et à la propagation du savoir sans avoir à se préoccuper de leur pain quotidien. Parmi l’éventail des sciences islamiques enseignées, les plus populaires sont les différentes lectures du Qur’ân et surtout le droit ; aucun titre n’est en effet plus honorable aux Andalous que celui de fâqih – spécialiste de la Loi islamique –, une appellation que l’on peut d’ailleurs donner de façon honorifique à un grand savant même s’il n’est pas bien versé dans cette discipline. Dans le domaine des sciences profanes, ce sont évidemment les choses de la grammaire, de la rhétorique et de l’éloquence qui emportent l’adhésion des gens d’al-Andalus, grands amateurs de belles-lettres, et il est impossible qu’un homme qui ne maîtrise pas la grammaire à la perfection et ignore les subtilités de la langue arabe reçoive une quelconque distinction. S’ils dévient considérablement de la grammaire commune dans leurs discussions orales quotidiennes, les Andalous sont « les plus stricts et les plus rigides des hommes dans l’observation des règles grammaticales à l’écrit, dans leurs écrits théologiques, leurs sermons, leurs épîtres, leur prose et leurs vers. » 1 Dans leurs productions littéraires, ils s’illustrent aussi par une calligraphie qui leur est propre, quelque peu différente de celle du Shâm ; reconnue comme « très élégante et distinguée, elle honore la patience et la dextérité des scribes. »

Très populaire est aussi l’art d’apprendre et de réciter en public les contes prodigieux et autres histoires divertissantes dont les califes comme les citoyens de Cordoue sont si friands ; c’est notamment un moyen pour les hommes de lettres de s’approcher des puissants et de s’acquérir leurs bonnes grâces. Connus pour leur éloquence, les Andalous sont célébrés pour la rapidité de leurs réponses et la facilité de leur répartie qui laisse leurs interlocuteurs pantois ; chez eux, la vivacité d’esprit, l’usage de l’humour, le sens de la rime, les capacités de mémorisation et les talents poétiques semblent presque innés, au point que même les enfants et les jeunes sans éducation particulière y montrent plus de talent que les savants d’autres nations. « Les Andalous ont été dotés par le Tout-Puissant de toutes les qualités qui font le bon poète : la rapidité de l’esprit, la maîtrise de la langue, la fertilité de l’imagination et la connaissance approfondie des hommes et des choses. Ces qualités ne se limitent pas aux seuls hommes musulmans d’al-Andalus ; elles sont aussi partagées par les femmes et les infidèles parmi eux. En toutes occasions, les poètes ont toujours reçu la plus grande considération de leurs souverains, qui récompensaient leurs mérites par de généreux cadeaux et des pensions importantes. » 1

Seules deux sciences sont exécrées du peuple : l’astrologie et les disciplines issues de la philosophie grecque, auxquelles les masses s’opposent violemment pour leur nature anti-islamique. Les partisans de ces doctrines et croyances, considérés comme des hérétiques, sont presque toujours victimes d’une forme de boycott social qui peut aller jusqu’à l’incendie de leur maison. C’est que les Andalous sont très attachés à l’orthodoxie musulmane, représentée dans la péninsule par la toute-puissante école malikite : « Les préceptes de la Religion ont toujours été tenus dans la plus grande vénération, et toutes les innovations et pratiques hérétiques étaient abhorrées et regardées avec mépris. La désapprobation du peuple dans ce genre d’affaires était si forte qu’il aurait été dangereux pour un théologien, quelle que soit son autorité, de s’écarter ne serait-ce qu’un peu du véritable esprit de la Religion. Lorsqu’un favori ou un parent du calife se rendait coupable d’une quelconque pratique hérétique, et si le souverain ne lui montrait pas d’une quelconque manière sa désapprobation et sa censure, la foule pénétrait rapidement dans son palais, submergeait la garde et s’emparait de la victime pour l’expulser de la ville. » 1 « Les Cordouans sont célèbres pour l’élégance et la richesse de leur tenue vestimentaire, leur attention aux devoirs religieux, leur stricte observation des horaires de la prière, l’immense respect qu’ils portent à leur grande mosquée, leur aversion pour le vin au point qu’ils détruisent des bouteilles chaque fois qu’ils en trouvent, leur répugnance pour toute pratique illicite, leur fierté dans la noblesse de leur ascendance et leurs succès militaires, et leur réussite dans tous les domaines scientifiques. (…) Ils sont connus pour leurs manières courtoises et polies, leur intelligence supérieure, leur goût exquis et la magnificence de leurs repas, de leurs boissons, de leurs chevaux. » 1

Notes

  1. Ibn Sa’îd, cité par al-Maqqarî dans : ‘Nafh at-Tîb’.

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