Le destin des Mudéjars

[Extrait de : ‘Le roman des Andalous’, ‘Issâ Meyer]
 
(…) De l’autre côté de la frontière, Ferdinand de Castille, le grand artisan de la vague la plus décisive de la Conquista, est mort en 649AH (1252). Maître d’œuvre de l’union définitive entre la Castille et le Léon, chef d’orchestre incontesté et incontestable de l’une des plus grandes guerres contre l’Islâm de l’Histoire, il s’est logiquement taillé la part du lion dans les dépouilles d’al-Andalus : Batalyaws (Badajoz), Mâridah (Mérida), Qurtubah (Cordoue), Ishbîliyyah (Séville), Jayyân (Jaén) sont toutes tombées sous ses coups ; Mursiyyah (Murcia), occupée militairement et placée sous un bien inconfortable protectorat, ne tardera pas. (…) Mais ces conquêtes territoriales, aussi éclatantes et massives soient-elles, sont encore bien instables. En cause : la subsistance en ces provinces conquises de populations musulmanes qui ne se sont soumises que du bout des lèvres – ceux que l’on désigne sous le nom de « Mudéjars » (de l’arabe mudajjan : « soumis », « domestiqué »). C’est par défaut que la plupart de ces hommes se sont pliés au verdict des armes : l’absence de secours extérieur et de véritable unité militaire empêchait ces communautés isolées de résister efficacement, et les belles promesses de tolérance initiale, l’enracinement dans leur terroir et les terrifiants exemples de nettoyage ethnique de certaines régions achevaient de convaincre les plus réticents d’accepter cette solution qui ne pouvait être, dans l’esprit de beaucoup, que temporaire – dans l’attente du retour en force d’une puissance musulmane.
 
Suite à ses victoires, Ferdinand a pourtant pris soin de diviser les terres conquises entre les ordres militaires croisés, l’Église et la noblesse castillane – qui ont tous hérité d’immenses haciendas – mais aussi une foule de colons chrétiens venus du Nord. Ces hommes se sont très rapidement abattus sur les villes, littéralement prises d’assaut ; rappelons que les Andalous en avaient été préalablement chassés ou tout bonnement massacrés. La plupart des citadins musulmans qui ont eu la chance d’obtenir la vie sauve ont ainsi été, le plus souvent, invités à émigrer vers d’autres cieux – Grenade ou, plus souvent, l’Afrique du Nord – tandis que leurs maisons étaient « généreusement » distribuées par le roi aux nouveaux maîtres du pays. Certains ont néanmoins été autorisés à s’établir dans des faubourgs misérables, hors des murs de leur ancienne cité, où ils sont parqués dans des sortes de ghettos que l’on nomme alors les morerias – et qui forment une réserve de main-d’œuvre très bien formée et exploitable à merci. Dans les campagnes, à l’inverse, les bras manquent et l’expulsion des paysans musulmans n’est généralement pas une option – sauf en cas de résistance acharnée, comme à Mayûrqah (Majorque). La Castille, pour ne citer qu’elle, a presque doublé de volume en un demi-siècle ; il est encore impossible de remplacer toute la population laborieuse du Sud et de chasser l’ensemble des Mudéjars – sous peine de perdre de précieux revenus de la terre. Alors l’on négocie des accords de soumission, au cas par cas, avec les communautés rurales que les chrétiens nomment aljamas et qui rassemblent une foule de petits propriétaires terriens autour d’un bourg fortifié entretenu à leurs frais. Contre la reddition de cette citadelle où une garnison chrétienne est installée, les paysans andalous peuvent souvent rester sur place à des conditions qui sont au départ assez généreuses – liberté de culte, autonomie administrative et judiciaire, respect de leurs propriétés et de leurs biens, taux d’imposition correct. En ses nouveaux domaines, Jacques d’Aragon en a fait de même : bien que le Pape et ses propres évêques l’aient exhorté avec ferveur à « exterminer les Sarrasins », et que lui-même n’ait pas rechigné à annihiler la quasi-totalité de la population musulmane de Mayûrqah (Majorque) et de Yâbisah (Ibiza), son nouveau royaume de Valence est une autre affaire. La province est bien trop fertile et prospère pour être laissée à l’abandon, et les colons aragonais et catalans encore trop peu nombreux pour l’exploiter à sa juste valeur. Alors Jacques tranche, lui aussi, au cas par cas : s’il spolie sans vergogne toutes les propriétés de la ville de Valence et les meilleurs domaines agricoles dont les musulmans sont expulsés ou réduits au statut de serfs au profit de la noblesse chrétienne, nombre d’aljamas peuvent profiter d’un statut plus favorable – quoi qu’elles doivent souvent accepter la présence d’un seigneur féodal plus ou moins proche. 
 
Le traitement religieux de ces Mudéjars est alors encore partiellement empreint des principes de la dhimma islamique – le seul véritable modèle socio-politique de gestion des minorités que connaît une Europe catholique autrement très intolérante. Les Leyes de Moros – « Lois des Maures » – consacrent donc un certain degré d’autonomie communautaire et de tolérance officielle à l’égard des Mudéjars. Alphonse X de Castille édicte ainsi que « le Maure doit vivre parmi les chrétiens de la même manière que les Juifs, en observant sa propre loi et en ne causant aucune offense à la nôtre », tout en niant néanmoins toute légitimité à l’Islâm, décrit comme « une insulte à Dieu » et en interdisant la construction de nouvelles mosquées et toute expression publique de la Foi musulmane. [1] Jacques d’Aragon va plus loin et affirme que « nous désirons que tous les musulmans continuent à vivre selon leur Sunna dans leurs mariages et dans toutes leurs affaires ; ils sont autorisés à faire expression publique de leurs prières et à instruire leurs fils dans la lecture du Qur’ân sans aucun préjudice ; ils peuvent voyager pour leurs affaires dans toutes les terres du royaume sans être inquiétés. » [1]  Il faut dire qu’en Aragon, les musulmans restés à Saragosse et dans la vallée de l’Èbre vivent déjà depuis plus d’un siècle sous la domination chrétienne sans troubles majeurs. En Vieille-Castille et dans certaines régions du Portugal, les droits des Mudéjars, souvent des artisans et commerçants, sont aussi bien souvent inscrits dans les fueros des villes. [2] Cette mansuétude notable – au regard de ce qui suivra – est toutefois accompagnée d’une ségrégation de tous les instants, ou presque : pour réduire le risque de « contamination » des chrétiens par les « hérétiques » aux côtés desquels ils vivent, les législateurs castillans et aragonais régulent toutes les interactions quotidiennes et imposent une très large variété de sanctions aux contrevenants. Les Mudéjars – comme d’ailleurs les Juifs – doivent évidemment vivre dans des quartiers séparés, mais également se rendre facilement identifiables par le port de vêtements spécifiques, la tonsure des cheveux et le port de la barbe. En Aragon, un musulman coupable de relations sexuelles avec une femme chrétienne est passible d’écartèlement et sa complice soumise au supplice du bûcher ; dans le sens inverse, le chrétien n’est condamné qu’à courir nu dans les rues tandis que la musulmane sera flagellée ou lapidée, selon son statut marital.
 
Voilà pour les principes de base. Dans les faits, la situation des Mudéjars dépend très largement de la nature des autorités locales et des arrangements spécifiques, des événements politiques et sociaux, de la nature de la population chrétienne – anciens Mozarabes ou colons du Nord. Dans certaines villes où la cohabitation est très ancienne, notamment en Aragon, un certain vivre-ensemble cordial se maintient ; l’Église se plaindra d’ailleurs à de nombreuses reprises de riches musulmans vivant sous le même toit que leurs serviteurs chrétiens, de la clientèle chrétienne trop nombreuse de bouchers musulmans, de membres des trois confessions du pays assistant très normalement aux mariages et funérailles des uns et des autres. Mais en général, la coexistence quotidienne reste très délicate, marquée du sceau de l’incompréhension, de l’hostilité, du dégoût pour la croyance et la culture de ces « Maures » vaincus que l’on a si platement soumis à la pointe de l’épée. Et la rapacité de la noblesse, de l’Église catholique et des ordres croisés n’y aide pas. Chaque année, plus de propriétés musulmanes sont expropriées selon un principe simple et sans scrupule qui a toujours fait la force de l’élan de la Conquista et de sa logique colonisatrice : quiconque vient du Nord peut obtenir les terres qu’il est capable de cultiver et de défendre. Les engagements des traités de capitulation sont de moins en moins respectés par des vainqueurs pleins de morgue et de plus en plus nombreux. La pression des colons, dont les îlots au départ assez isolés sont de plus en plus envahissants, repousse peu à peu les Mudéjars vers les terres les moins fertiles, les plus arides. Les seigneurs féodaux augmentent les impôts à leur guise jusqu’à étrangler leurs vassaux, imposent aux musulmans des corvées spécifiques qui les épuisent, révoquent l’autonomie des conseils locaux pour imposer leur propre justice. Les troupes des garnisons se pavanent dans les ruelles des morerias et multiplient les abus sans aucun contrôle. Bien souvent, les Mudéjars sont contraints de cultiver leurs anciennes terres en tant que serfs, au profit de ceux qui les ont expropriés, contre un modique salaire journalier qui leur permet à peine de nourrir leurs familles. Plus les colons et soldats chrétiens sont nombreux, et plus la situation des Mudéjars s’aggrave : la relative clémence initiale n’était évidemment que conditionnelle, temporaire et stratégique. Pour les souverains chrétiens de la péninsule, les promesses n’engagent que ceux qui les croient… À l’inverse de l’Islâm orthodoxe, qui tient le respect des pactes de dhimma pour une obligation religieuse permanente, la tolérance des pouvoirs de la Conquista à l’égard des Mudéjars n’est ainsi qu’une concession pragmatique qui peut évoluer au fil du temps. Dans les aljamas rurales comme dans les morerias urbaines, les musulmans sont encore encadrés par une petite caste d’anciens et de lettrés : les alfaquis, des notables religieux qui tentent tant bien que mal de préserver la cohésion et les droits de leurs communautés, font office d’interlocuteurs du nouveau pouvoir, éduquent les plus jeunes et supervisent les affaires du culte. Mais ils sont bien trop peu nombreux pour l’immense tâche d’encadrer autant de fidèles – puisque la plupart des érudits et des élites ont déjà émigré vers Grenade ou le Maghreb – et le dévouement des alfaquis n’est pas suffisant pour empêcher les communautés musulmanes de se désarticuler et de sombrer peu à peu dans l’ignorance.
 
Chez beaucoup de Mudéjars naît alors le sentiment qu’il faut agir avant qu’il ne soit trop tard, et le durcissement du joug chrétien et du rythme des spoliations de terres ne fait rien pour apaiser les inquiétudes… (…)
 
Notes

[1] Cité par L.P. Harvey dans : ‘Islamic Spain, 1200 to 1500’.

[2] En « Nouvelle-Castille », à l’inverse, une région historique qui correspond à la province de Tolède après la conquête chrétienne, les communautés musulmanes semblent avoir été rapidement chassées : c’est dans cette région que se sont déroulés pendant plus d’un siècle les affrontements les plus durs entre Castillans et Murâbitûn/Muwâhhidûn.

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