Le destin de ‘Abd el-Krîm

[Extrait de : ‘Héros de l’Islâm’, ‘Issâ Meyer]

Singulier destin que celui de cet anonyme notable villageois qui deviendra, en à peine quelques années, l’icône de la lutte contre le colonialisme, l’incarnation de la résistance à l’oppression et le fondateur de l’un des États islamiques les plus originaux et prometteurs de l’ère moderne !

Singulier, car si celui qu’un orientaliste français surnommera « le Vercingétorix berbère » naît en 1299AH (1882) dans une famille de qâdîs respectés de la tribu des Aït Waryaghal et suit une éducation islamique traditionnelle, dans les madrasas de son Rif natal puis à la fameuse université al-Qarawiyyîn de Fès, c’est d’abord au service du colon, espagnol en l’occurrence, qu’il s’illustre. Envoyé par son père à Melilla au terme de sa scolarité, en 1324AH (1906), ‘Abd el-Krîm y trouve un emploi de secrétaire et d’interprète à l’office local des affaires indigènes puis se fait enseignant dans une école hispano-arabe et surtout journaliste pour le quotidien El Telegrama del Rif, dans les colonnes duquel il multiplie les articles élogieux à l’égard de la civilisation européenne et promeut la collaboration avec l’Espagnol comme le seul moyen de libérer les musulmans de la région de l’ignorance et du sous-développement. En 1333AH (1915), repéré pour sa finesse peu commune et son efficacité, il est même nommé qâdî-chef de Melilla, un poste qui en fait un intime de la bureaucratie militaire comme de la société civile espagnoles.

Mais l’homme a sa fierté, et les injures et vexations que subissent les siens sous la férule de Madrid vont bientôt faire basculer son destin : après une violente altercation avec un général à qui il aurait signifié son opposition à l’extension du joug espagnol à l’arrière-pays rifain, il est jeté en prison. Une tentative d’évasion plus tard, il est finalement libéré mais ne sera plus jamais le même… De retour en son village natal d’Ajdir en 1337AH (1919), le cœur plein de haine contre l’occupant, il y cultive les réseaux tribaux de son père récemment décédé, un petit chef de clan berbère qui a fait office d’agent des Allemands pour tenter de soulever le Maroc contre la France pendant la Première Guerre Mondiale. L’heure est alors des plus graves, et ‘Abd al-Krîm en prend amèrement conscience : depuis 1330AH (1912), le Maroc est en effet divisé entre des zones d’occupation française, administrée depuis Fès avec l’accord nominal du sultan alaouite, et espagnole, qui s’étend sur le nord du pays, de la côte atlantique aux confins de Nador. Et si Madrid a, dans un premier temps, essentiellement limité son occupation aux grandes villes et à la côte, les rumeurs de richesses minières fabuleuses cachées au cœur des montagnes du Rif poussent le roi Alphonse XIII à lorgner ces territoires tribaux jusqu’ici inexplorés – et insoumis…

Au printemps 1339AH (1921), le général Silvestre marche donc sur l’arrière-pays du Rif à la tête d’une puissante armée. Une offensive- éclair le porte à plus de cent kilomètres à l’intérieur des côtes ; mais imprudent et sans doute grisé par cette avance rapide, l’Espagnol ne prend pas garde à sécuriser ses lignes. D’un revers de la main, il rejette avec mépris l’avertissement de ‘Abd el-Krîm, qui le prévenait que franchir le fleuve Ameqqran serait considéré comme un acte de guerre : « Cet homme est fou ! Je ne vais pas prendre au sérieux les menaces d’un petit juge berbère que j’avais à ma merci il y a encore peu. Son insolence mérite un nouveau châtiment ! » L’impétueux général n’a, semble-t-il, pas pris conscience que face à la menace vitale qui pèse sur leurs terres, nombre de clans du Rif se sont enfin unis en une confédération solide menée par un homme qui les connaît très bien et a pu longuement étudier leur armée et leurs tactiques ; dans son esprit, les indigènes qu’il doit « mater » ne sont que des bandes de brigands et de pillards sans envergure. Il a tort. Car de son côté et en compagnie de son frère M’Hamed, ‘Abd el-Krîm prêche la résistance sur tous les marchés, humilie ou fait éliminer les traîtres et supplétifs indigènes de l’Espagne et rallie une à une les tribus, alarmées par les projets expansionnistes de l’occupant.

Et le 16 dhû al-qidda 1339AH (22 juillet 1921), trois mille braves guerriers rifains dévalent les pentes de leurs montagnes et s’abattent par surprise sur l’avant-garde espagnole alors stationnée à Anoual. En moins d’une après-midi, c’est la déroute la plus totale : les forces coloniales sont taillées en pièces et ‘Abd el-Krîm met la main sur un arsenal qui lui permettra, de son propre aveu, de tenir cinq ans de guerre – canons, camions, fusils et munitions. Incapables de mettre en œuvre une réponse coordonnée, les Espagnols sont littéralement massacrés tout au long de leur route de repli vers la côte, de même que les renforts envoyés à la hâte pour leur prêter main forte. En trois semaines de farouches affrontements, ils vont perdre pas moins de treize mille hommes – les deux tiers de leur armée d’Afrique. Les blocaos, petits fortins édifiés le long des zones de contrôle espagnol, sont éliminés les uns après les autres – sur cent quarante-quatre, seule une dizaine restera sur pied après la déroute. Partout dans le protectorat espagnol, c’est la débandade la plus humiliante : certains régiments rembarquent en urgence pour rejoindre la métropole, tandis que d’autres se réfugient, apeurés, en zone française et que le général Silvestre lui-même, en un ultime aveu d’échec, met fin à ses jours. Plus tard, l’Espagne devra même verser un humiliant tribut pour recouvrer ses prisonniers. Arrivé aux portes de Melilla, le bastion de Madrid en Afrique, ‘Abd el-Krîm, qui craint une réaction internationale d’envergure puisque de nombreux citoyens européens y vivent, décide toutefois de ne pas pousser son avantage : il évoquera, bien des années plus tard, son regret amer de cet ordre et reconnaîtra que ce fut là sa plus grande erreur.

Quoi qu’il en soit, la nouvelle fait l’effet d’une bombe dans le monde entier ; ‘Abd el-Krîm fera même plus tard la une du Time. Il s’agit en effet là de la première défaite d’une armée européenne en Afrique depuis la bataille d’Adoua, qui avait vu les troupes italiennes mordre la poussière face aux Éthiopiens quelques décennies plus tôt. Mais l’Éthiopie était un empire puissant et uni, et la victoire colossale des tribus éparses du Rif, interprétée comme un véritable prodige divin, établit donc ‘Abd el-Krîm comme le pionnier et le maître incontesté de la guérilla : en une magistrale démonstration, le nouveau héros de la Oumma vient de prouver qu’une troupe aux effectifs réduits, à la logistique limitée et à l’armement léger mais dotée d’une grande mobilité et de valeurs morales supérieures pouvait vaincre une armée régulière moderne. Hô Chi Minh, Mao Zedong et Che Guevara, qui tous s’inspireront des tactiques militaires du lion du Rif, n’oublieront pas la leçon… (…)

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