La révolution abbasside

[Extrait de : ‘Histoire des Califes Omeyyades’, Jalâl ad-Dîn as-Suyûtî (introduction de ‘Issâ Meyer)]

(…) Ces troubles, qui ont considérablement affaibli le pouvoir, n’étaient toutefois qu’une introduction à l’irrésistible lame de fond qui va balayer le monde des Omeyyades : la révolution abbasside. Au mois de ramadân 129AH (747), alors que Marwân peut à peine reprendre son souffle de ses trois dernières années de campagnes effrénées pour restaurer son autorité et sauver son empire, les étendards noirs sont déployés aux confins orientaux du califat – le Khurasan – dans une atmosphère messianique palpable. Qui sont les hommes qui les portent, et d’où viennent-ils ? Dans l’un de ces paradoxes dont l’Histoire seule a le secret, c’est une décision de Ziyâd ibn Abîhi, célèbre gouverneur d’Iraq de Mu’âwiya ibn Abî Sufyan, qui est à l’origine de leur présence en ces terres. Quelques sept décennies plus tôt, l’homme a en effet eu l’idée – alors astucieuse – de régler les deux problèmes concurrents de la surpopulation de l’Iraq et de la nécessité de l’établissement durable de la souveraineté musulmane en Asie centrale en installant cinquante mille combattants arabes, accompagnés de leurs familles, au Khurasan, notamment autour de Merv. Ces hommes et leurs nombreux descendants, qui n’ont pas établi leurs foyers en des garnisons mais au cœur même des grandes cités locales, ont bien vite abandonné leur mode de vie traditionnel et développé une identité distincte nourrie par leurs rapports avec la population indigène perse : mariages mixtes, conversions de masse, échanges vestimentaires ou linguistiques et campagnes militaires communes ont achevé de faire du Khurasan une province très particulière où le pouvoir de Damas est particulièrement détesté pour ses tendances centralisatrices et les exactions des gouverneurs parachutés du Shâm sans connaissance du contexte local. Enfin, les colons arabes y sont largement issus de la faction yéménite, qui s’estime injustement écartée du pouvoir par Marwân II et s’oppose au gouverneur local d’origine qaysite, Nasr ibn Sayyar ; en bref, le Khurasan n’attend qu’une étincelle pour se soulever. Ce détonateur, c’est un missionnaire perse du nom d’Abû Muslim qui va le fournir.

Très secret et mystérieux, comme la plupart des figures de proue du mouvement qui vise à porter au pouvoir les descendants de l’oncle du Prophète ﷺ, al-‘Abbâs ibn ‘Abd al-Muttalib, l’on ne sait guère de lui que sa province d’origine – l’Iraq – et un engagement précoce et sans concession au sein de la nébuleuse proto-chiite. Emprisonné pour ses activités politiques, il a été libéré par des agents abbassides et envoyé à Merv, où son mouvement pense trouver son terreau le plus fertile à travers le califat, tant par la position géographique excentrée et le contexte local de la province que l’expérience militaire de sa population. Les stratèges abbassides ne s’y étaient pas trompés : en quelques mois, tout le Khurasan est entre les mains des hommes d’Abû Muslim. Le général Qahtaba ibn Shahib, issu de la communauté arabe locale, poursuit le gouverneur omeyyade en déroute à travers toute la Perse. Le rouleau compresseur est en marche. Une à une, toutes les cités de l’ancien empire des Sassanides voient apparaître les légendaires étendards noirs qui déferlent vers l’Ouest. À Gorgan, Rayy, Isfahan et Nihawand, quatre armées de secours omeyyades sont successivement taillées en pièces, tandis qu’Abû Muslim impose l’autorité de la maison d’Abbâs et nettoie les provinces conquises des autres rebelles, à commencer par les kharijites. À l’été 131AH (749), deux ans à peine après le début de la révolution, les armées abbassides sont aux portes de l’Iraq. Partout, des agents propagandistes minutieusement formés soulèvent la population à grand renfort de prophéties eschatologiques et de rappels des crimes des fils d’Umayya – la tragédie de Karbala et le martyre d’al-Husayn en tête. En réalité, le maître de Damas a été vaincu avant même d’entrer sur le champ de bataille. Les fardeaux de sa dynastie sont bien trop lourds pour qu’il puisse les porter seul, bien trop ancrés pour qu’il puisse s’en débarrasser d’un simple coup d’épée – aussi puissant soit-il.

Les mawalis, trop longtemps humiliés et traités comme des musulmans de seconde zone alors qu’ils sont désormais majoritaires au sein de la Oumma, rejoignent en masse ce mouvement qui leur promet l’application concrète des principes universalistes d’égalité islamique et divise équitablement sa hiérarchie militaire entre officiers arabes et perses. Le maintien de la jizya pour les convertis à l’islâm, l’impossibilité d’une ascension sociale au sein de l’armée ou de l’administration et le processus particulièrement dégradant de la wala’ – par lequel les convertis sont considérés comme des affranchis, même lorsqu’ils n’étaient pas auparavant esclaves – sont autant de griefs qui poussent la masse non-arabe dans les bras des Abbassides. Les partisans des Ahl ul-Bayt, pour leur part, n’ont jamais pu oublier le sang du petit-fils du Prophète ﷺ dégoulinant des sabres des hommes de Yazîd et succombent bien vite aux espoirs d’un retour du clan des Banû Hashim au pouvoir. La mémoire de Karbala, le désir de vengeance pour les innombrables massacres de militants alides perpétrés par les Omeyyades et l’attente apocalyptique du mahdi servent de cris de ralliement aux différences tendances chiites qui mettent en sourdine leurs divergences pour soutenir cette première révolution qui semble avoir quelque chance de succès.

Les Arabes sunnites eux-mêmes, notamment ceux d’Égypte, d’Iraq et du monde perse que seul Mu’âwiya avait su s’attacher, supportent mal les tendances autocratiques et centralisatrices de ce pouvoir essentiellement centré sur le Shâm qui menace leur mode de vie ancestral. Leur aristocratie tribale, maintes fois mise au pas dans le sang au profit de l’élite syrienne, ne viendra pas au secours de Marwân. Plus généralement, les cercles pieux, notamment en Arabie, n’apprécient guère le mode de vie luxueux et souvent débauché des fils d’Umayya et ne restent pas indifférents devant les pamphlets qui dénoncent l’immoralité et la corruption du pouvoir damascène. Enfin, les zoroastriens, encore majoritaires dans toutes les provinces orientales du califat, ont particulièrement souffert du règne d’al-Hajjâj et ont été progressivement évincés de l’administration durant les décennies précédentes ; eux aussi voient d’un bon œil la marche en avant des étendards noirs. Entre Omeyyades et Abbassides, un conflit que la propagande des derniers a eu tôt fait de présenter comme un affrontement entre le bien et le mal, entre un imâm bien-guidé qui gouvernera selon le Qur’ân et la Sunna et un tyran corrompu et sanguinaire, l’écrasante majorité n’a donc guère de mal à choisir son camp. D’autant que, de la plus habile des manières, les maîtres d’œuvre de la révolution abbasside sont restés volontairement flous sur les détails de leur programme pour réunir tous les segments de la société, sans distinction d’ethnie ni d’obédience religieuse, autour d’un seul et unique but répété à l’envi : le rétablissement de la justice par le retour de l’institution du califat au sein de la famille du Prophète ﷺ.

L’Iraq n’oppose donc guère plus de résistance que le Khurasan. Les troupes omeyyades du gouverneur Yazîd ibn Hubayra sont à leur tour écrasées, non sans être parvenues à éliminer le commandant de l’armée abbasside, Qahtaba. C’est donc le fils de ce dernier, al-Hasan, qui entre à Koufa quelques jours plus tard ; à l’automne 132AH (749), Abû al-‘Abbas as-Saffah – « le Boucher » – y est proclamé calife sous les acclamations de la troupe et des gens d’Iraq. Mais les Omeyyades tiennent encore le nord de la province ainsi que le Shâm et l’Égypte. Près d’un siècle après Siffin, une nouvelle confrontation historique – et fratricide – devra donc décider de l’issue de la lutte pour le pouvoir entre Banû Hâshim et Banû Umayya : ce sera la bataille du Grand Zab, du nom d’un fleuve irakien le long duquel s’assemblent les deux armées en cette fraîche journée d’hiver. Mais cette fois, il n’y aura ni pitié, ni arbitrage. Après avoir maladroitement chargé contre le mur de lances formé par l’infanterie abbasside, la cavalerie syrienne est décimée et les fuyards, dont pas moins de trois cents membres du clan omeyyade, implacablement poursuivis et noyés ou massacrés. La première défaite de Marwân II en personne sur un champ de bataille sera aussi la dernière : véritable tremblement de terre, elle marque la disparition définitive du califat omeyyade de Damas. Son armée, bien supérieure numériquement, comptait pourtant nombre de vétérans aguerris des campagnes du Caucase et de Byzance. Mais leur moral et leur combattivité, bien entamés par des années d’incessantes marches à travers l’empire qui avaient valu à leur souverain le surnom de « l’Âne », n’étaient guère en mesure de soutenir la ferveur juvénile d’un mouvement si vigoureux surgi droit des entrailles de la Oumma.

Dans la foulée, le calife déchu fuit vers sa capitale, où l’entrée lui est refusée comme à un vulgaire malfaiteur ; pourchassé par des assassins abbassides, il sera exécuté sommairement en Égypte avant que sa tête soit remise, en guise de trophée, à ‘Abd Allâh ibn ‘Alî, oncle du nouveau souverain abbasside chargé de sa poursuite. Après un siècle de sanglantes répressions des différentes révoltes alides, la revanche des Banû Hâshim est terrible. Abû al-‘Abbâs, dont le propre frère Ibrâhîm a été atrocement exécuté en prison quelques années plus tôt, ne fait pas dans la dentelle : à Damas, les tombes des Omeyyades – à l’exception de celle de ‘Umar ibn ‘Abd al-‘Azîz – sont souillées et profanées, tandis que les fils de Marwân sont traqués jusqu’en Abyssinie, où ils s’étaient réfugiés, et qu’en Palestine, quatre-vingts princes omeyyades, invités à un banquet sous une fausse promesse d’amnistie et de réconciliation, sont massacrés de sang-froid. Un seul membre majeur du clan des Banû Umayya parviendra à échapper à la féroce purge qui s’abat sur le Shâm : ‘Abd ar-Rahmân ibn Mu’âwiya, un petit-fils de Hishâm ibn ‘Abd al-Malik qui se fera plus tard connaître sous le surnom de « Faucon de Quraysh» après sa restauration de la dynastie omeyyade en Espagne, testament de l’incroyable capacité de résurrection de sa famille…

Si nombre de ceux qui avaient porté au pouvoir les Abbassides, à commencer par les mouvements alides promptement persécutés, connaîtront bientôt les lendemains douloureux de la révolution, il ne se trouvera toutefois guère de belles âmes pour pleurer les Omeyyades, victimes tant de leurs propres fautes, comme nous l’avons évoqué plus haut, que d’un contexte politique et stratégique devenu de plus en plus défavorable au fil des décennies. L’expansion – trop ? – rapide du califat rendait impossible la perpétuation à long terme du suprémacisme arabe et de la domination des vieilles familles aristocratiques du Hijaz sur un gigantesque empire multi-ethnique et multi-religieux au paysage politique de plus en plus marqué par les conversions à l’islâm massives des élites des peuples conquis, bien souvent plus éduquées que leurs nouveaux maîtres. Face à ce tremblement de terre sociologique, la légendaire capacité d’adaptation de la maison omeyyade semble avoir disparu en même temps que ses ressources militaires s’épuisaient aux quatre coins du monde connu ; l’on se rappellera ainsi que le califat mena parfois simultanément la guerre à des entités aussi puissantes que Byzance, l’empire de Chine, le royaume des Francs et les terribles Khazars de la Russie moderne, entre autres khanats turcs, irréductibles Berbères et principautés hindoues. Cet effort inédit dans l’Histoire aurait sans nul doute pu connaître une meilleure issue si les orientations de ‘Umar ibn ‘Abd al-‘Azîz, « cet homme pieux qui chercha à résoudre les problèmes de son temps en réconciliant les besoins de sa dynastie et de l’État avec les demandes de l’islâm », avaient été plus systématiquement suivies pour apaiser l’irréductible opposition des courants alides et kharijites, la grogne des provinces, la soif d’ascension sociale des mawalis et les tensions tribales. Les jusqu’au-boutistes du Shâm en furent incapables, et l’alliance ultime de l’ensemble de ces foyers de contestation scella définitivement le tombeau de leur dynastie…

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