Né le 22 avril 1902 à Horsens, une petite ville prospère du Danemark, Knud Holmboe ne semblait absolument pas prédestiné à la brève mais fascinante carrière qui serait la sienne. Issu d’un milieu privilégié, doté d’une très bonne éducation dans une famille protestante humaniste et ouverte sur le monde, il était pressenti – en tant qu’aîné – pour prendre la relève de son père, industriel et grand commerçant, à la tête de l’entreprise familiale florissante. Mais le matérialisme de cette vie monotone ne convient guère à ce jeune homme en quête de Vérité ; son esprit d’aventure et surtout sa soif de spiritualité le poussent à abandonner ses études très tôt pour se convertir au catholicisme, en 1921, et s’installer au monastère luxembourgeois de Clervaux – où il envisage assez sérieusement, à dix- neuf ans à peine, de s’engager dans une carrière de prêtre.
Rapidement, néanmoins, Holmboe se rend compte que les dogmes de l’Église ne correspondent pas à sa quête de paix intérieure et d’harmonie avec le monde. Face aux doutes qui l’assaillent, il préfère se lancer dans le journalisme, où sa plume et ses talents littéraires lui permettent vite de se faire un nom dans les colonnes des plus grands journaux danois. Correspondant à l’étranger et reporter indépendant, il devient célèbre pour les interviews qu’il parvient à obtenir avec les personnalités politiques de toute l’Europe. Knud Holmboe connaît sa première expérience du monde musulman en 1924, lorsqu’il se rend au Maroc pour interviewer le prince danois Aage, qui s’était engagé dans la Légion étrangère française ; il y écrit son premier livre et couvre notamment les guerres de « pacification » du pays. À l’époque assez peu enthousiaste à l’égard des peuples musulmans, il est encore pétri des préjugés et stéréotypes méprisants de son temps – sur fond de « choc des civilisations ». Tout au long d’une année de voyages en Orient qui l’emmènent de la Turquie à la Perse via la Palestine et Bagdad, il critique partout le délabrement et la « barbarie » des sociétés indigènes – une vision semble-t-il renforcée par de nombreux déboires personnels.
Mais de retour au Danemark, quelque chose a changé en lui. À Jérusalem, l’expérience de la visite du Dôme du Rocher l’a intrigué et affecté au plus profond de lui-même – alors que, dans le même temps, les navrantes querelles intra-chrétiennes de la ville sainte le détournaient définitivement de l’Église. « J’étais désespéré ; une fois de plus, je ressentais les doutes les plus amers, la dépression la plus profonde », écrira-t-il plus tard à ce sujet ; « et puis je sortis de l’église du Saint-Sépulcre pour entrer dans la mosquée d’Omar. Là, tout était silencieux, la quiétude était absolue. Aucun prêtre ne célébrait la messe ni ne prêchait la métamorphose du pain et du vin en Dieu ; aucune musique n’était là pour hypnotiser et éloigner le cœur de la clarté de la compréhension. Ici, il n’y avait pas de figure de Dieu sculptée ; l’on était seul avec Dieu, un Dieu tout-puissant dont la lumière scintille pour se refléter dans chaque cœur humain. »
Quelque chose d’irrésistible semble le pousser à retenter l’expérience en terre d’Islâm : en 1928, il décide ainsi de s’installer au Maroc avec femme et enfant ; il y fonde une compagnie d’import-export et poursuit sa carrière de journaliste en écrivant pour le National Geographic, le Times de Londres ou encore le Chicago Tribune. Surtout, il apprend l’arabe – qu’il maîtrisera bientôt à la perfection, ou presque – et élabore des projets de voyage à travers tout le Moyen-Orient. Quelque part dans les montagnes du Maroc, il visite une mosquée où un vieux sage lui expose les vertus de la foi de Muhammad. Holmboe est définitivement convaincu; son attirance spirituelle de plus en plus marquée pour l’Islâm le pousse, l’année suivante, à sauter le pas : en 1929, il se convertit officiellement à l’Islâm sous le nom d’Ali Ahmad al-Gheseiri et devient, peut-être, le premier Danois musulman de l’Histoire.
Knud Holmboe est maintenant un homme nouveau. Désormais convaincu que l’Islâm authentique est la Vérité, il revient radicalement sur ses positions passées, rejette définitivement le suprémacisme occidental de sa prime jeunesse et critique de plus en plus l’incompréhension des Européens à l’égard de l’Islâm en général et des Arabes en particulier. Pour lui, témoin direct de la chose au Maroc, l’influence étrangère tend plus à corrompre les peuples indigènes que l’inverse. Début 1930, après avoir rapatrié sa famille au Danemark, il entame depuis Sebta un véritable voyage initiatique à travers l’Afrique qui doit le mener jusqu’aux Lieux Saints – le thème de cet ouvrage. Tout au long de ses pérégrinations, il approfondit sa foi en l’Islâm, renforce sa compréhension des peuples arabo-musulmans et se forge une solide conscience anti-colonialiste. Les images de mort et de souffrance en Cyrénaïque le marquent profondément et forment la base de son engagement indéfectible envers le droit à la dignité et à l’auto-détermination des peuples musulmans.
Car malgré son expulsion finale de Libye vers l’Égypte, ses démêlés avec les Italiens ne l’ont pas dissuadé de s’engager plus avant dans la cause de la résistance libyenne – bien au contraire. Avec un officier allemand lui aussi converti à l’Islâm, il entreprend même d’organiser une caravane pour ravitailler l’oasis de Koufra, dernier bastion des Senoussis menacé par les Italiens, et réunit autour lui nombre de jeunes Égyptiens enthousiasmés par son projet. Las : les autorités britanniques l’arrêtent début septembre, l’accusent d’être un agitateur à la solde des bolsheviks et un espion de Moscou lié à des agents étrangers, et l’emprisonnent au Caire. Finalement libéré suite à l’intervention d’un journaliste anglais, il n’en est pas moins expulsé d’Égypte vers son pays natal. Knud Holmboe est persuadé que l’ambassadeur italien est derrière ces fausses accusations, qu’il nie avec véhémence. En réalité, il semble que les Britanniques aient été tout aussi gênés de sa virulente critique de la domination coloniale européenne dans le monde musulman, et que plusieurs services de renseignements aient travaillé main dans la main pour le faire expulser…
Quoi qu’il en soit, de retour au Danemark, son opposition au colonialisme s’intensifie encore : furieux des tentatives de censure à son égard qui ont abouti à son expulsion, il veut à la fois narrer son aventure mais aussi révéler le vrai visage de la domination européenne en Afrique du Nord, éclairer les gens au sujet de l’Islâm et promouvoir le droit à l’auto-défense des peuples musulmans. C’est ainsi qu’il réunit ses expériences de voyage au sein de l’ouvrage ici traduit, qui connaît vite un grand succès en Europe – quoi qu’immédiatement interdit en Italie. Holmboe se lance aussi dans la rédaction d’une série d’articles sur la situation du monde musulman, où il tonne contre le processus insidieux de sape et de corruption des valeurs traditionnelles et de la religion au profit d’un matérialisme destructeur qui désarticule les sociétés islamiques. L’expérience d’une jeunesse urbaine du Caire privée de boussole morale, affligée de tous les vices de l’Occident sans bénéficier de ses avantages, semble l’avoir particulièrement marqué. Foncièrement attiré par les mouvements de retour aux enseignements originels de l’Islâm, il voit dans le jeune royaume saoudien – comme son célèbre confrère, le journaliste autrichien converti Muhammad Asad, auteur d’une épopée parallèle, « Le chemin de la Mecque » – le ferment d’une renaissance politique du monde musulman autour d’un code moral rigoureux allié à l’éthique libre et presque « démocratique » des Bédouins.
De plus en plus passionné dans sa foi et ancré dans ses convictions, Knud Holmboe veut réhabiliter l’Islâm aux yeux d’Européens terriblement ignorants de cette religion, et lutter contre les vues négatives largement répandues en Occident après « des siècles de désinformation ». Il s’attache aussi à dissocier la « civilisation moderne » de la « culture » éternelle – dont l’Islâm est pour lui l’essence. Déterminé à ancrer l’Islâm au Danemark, il insiste notamment sur l’islamité de Jésus, ne manque pas une occasion de débattre de religion et exprime même l’espoir qu’une meilleure compréhension de cette foi puisse en faire « la religion du futur » en Europe du Nord. À un journaliste qui l’interroge, il affirme : « Je n’ai jamais été aussi heureux que maintenant ! » Du Caire, déjà, il écrivait à ses parents : « Dans l’Islâm, la religion que je me suis choisie et celle que je conserverai pour le reste de ma vie, j’ai trouvé et je continue de trouver exactement les choses qui peuvent m’aider. » Et l’un de ses amis, l’orientaliste danois Ditlef Nielsen, écrira à son sujet : « Il ne fait aucun doute que sa conversion était authentique. Holmboe était par nature un idéaliste ; il se sentait repoussé par le dogme de l’Église et avait véritablement trouvé la paix dans l’Islâm. »
Et au printemps 1931, il est déjà prêt à repartir pour l’Orient – tant pour accomplir enfin le hâjj que pour poursuivre son activisme et rencontrer le roi Ibn Sa’ud, qu’il voit comme le grand espoir de l’Islâm. Après un nouveau périple à travers les Balkans et l’Anatolie, il arrive à Alep pour découvrir, à son grand étonnement, que son nom est déjà bien connu de la population comme des forces d’occupation françaises : des extraits traduits de son livre ont été diffusés dans des revues syriennes et ont provoqué de violentes manifestations contre les intérêts italiens. Immédiatement expulsé vers la Turquie par les Français en tant que «dangereux subversif », il réussit néanmoins à obtenir un sauf-conduit vers la Jordanie – alors sous occupation britannique. C’est là qu’il rencontre le célèbre activiste et écrivain Shakib Arslan, « un homme splendide » au sujet duquel il ne tarit pas d’éloges : « C’est sans aucun doute le plus grand esprit de l’Islâm moderne ; à tous les niveaux, il dépasse de loin les politiciens peu attrayants et intéressés que l’on rencontre dans toute la région. » Arslan, qui a déjà publié des extraits du livre d’Holmboe dans sa revue, lui promet en retour de le recommander auprès d’Ibn Sa’ud pour qu’il reçoive un accueil chaleureux dans le Hijâz. Mais l’engagement journalistique et littéraire du Danois n’est évidemment pas du goût de tous : à ‘Ammân, il échappe de peu à une première tentative d’assassinat.
Enfin, à l’automne, Knud Holmboe s’élance seul vers le Sud, en direction des villes saintes. Il n’ignore pas que les dangers sont grands, mais l’attrait de l’Arabie et du pèlerinage est plus fort, et le Danois n’a de toute façon jamais vraiment obéi aux règles de la sagesse conventionnelle ; il sait aussi qu’il serait le premier Scandinave à accomplir le hâjj. Avant de quitter le port jordanien de ‘Aqaba pour s’enfoncer dans le désert, il écrit à sa famille cette lettre étrangement prémonitoire : « Ce n’est pas sans inquiétude que je vais traverser ces terres à dos de chameau. Tout le monde me dit de ne pas partir, parce que personne ne contrôle la région. Je ne sais guère ce qui m’arrivera, mais ce sera là la volonté de Dieu. Je dois y aller. » Et le 13 octobre 1931, deux jours seulement après son départ, il est assassiné par un petit groupe de Bédouins près de l’oasis de Haql, sur les rives de la mer Rouge, dans le no man’s land entre le territoire saoudien et la zone d’occupation britannique. Les réelles motivations des assassins comme les circonstances exactes du meurtre resteront toujours couvertes de mystère. L’on ne retrouvera même jamais son corps ; Ibn Sa’ud enverra un détachement à sa recherche, sans succès. Beaucoup, évidemment, y verront la main des services de renseignements italiens – quoi que ces allégations n’aient jamais été prouvées à coup sûr.
S’il n’aura pas pu accomplir le pèlerinage dont il rêvait tant ni réaliser son dessein de venir en aide aux résistants libyens, Knud Holmboe ne serait en tout cas jamais oublié par ceux dont il avait révélé les souffrances à la face du monde : son portrait trône toujours au musée national de Tripoli, et sa fille et ses petits-enfants ont été plusieurs fois accueillis en grande pompe en Libye.