La prédication de l’Islam – Avant-Propos

[Avant-propos de ‘La prédication de l’Islam’ aux éditions Héritage, traduit et préfacé par ‘Issâ Meyer]

Comment l’Islâm s’est-il propagé, depuis la péninsule arabique, jusqu’à atteindre les confins de trois continents, réunissant dans une intense fraternité de la foi les nations les plus éloignées par la langue, l’ethnie, les coutumes, la culture, la géographie ou l’histoire ? Comment a-t-il si profondément gagné le cœur de tant de nations autrefois chrétiennes, zoroastriennes ou païennes ? Quelles ont été les méthodes employées par les missionnaires de la foi du Prophète, quels sont les éléments de cette dernière qui ont tant séduit les peuples, et quels sont les autres facteurs – socio-culturels, politiques, économiques, religieux – entrés en jeu dans cet extraordinaire phénomène historique ? Telles sont les questions auxquelles Thomas W. Arnold tente de répondre dans cet ouvrage, proposant ainsi ce qui est sans doute la première étude systématique et académique du sujet réalisée par un auteur occidental. Ce faisant, sans s’encombrer des préjugés en cours en son temps en Europe, il réfute magistralement la théorie de la « propagation par l’épée » – un lieu commun de la pensée historique chrétienne d’alors, tant il semblait inimaginable que « l’apostasie » de peuples chrétiens tout entiers ait pu se faire autrement qu’en leur proposant le choix mythologique entre l’Islâm et la mort. [1] Rappelant la tolérance globale des pouvoirs musulmans, sans pour autant se placer dans un cadre apologétique et donc sans masquer les persécutions épisodiques – mais tout en prouvant qu’elles furent l’exception et non la règle – ni l’influence d’autres facteurs, notamment politiques, il égratigne au passage une théorie alternative, celle de la pression fiscale (jizya) comme élément explicatif des conversions de masse, et démêle les conquêtes militaires et la souveraineté politique des différents califats de ce qu’il nomme les « conquêtes spirituelles de l’Islâm » – la conversion des populations. [2]

Sans nier l’existence ni l’influence de facteurs de conversion moins honorables, comme les intérêts et ambitions en tout genre, l’auteur décèle dans le succès de l’Islâm ce qu’il nomme « l’alliance du rationalisme et du ritualisme » – la conjonction d’une croyance à la fois brillante par sa simplicité et conforme à la Raison humaine, avec des rites, un mode de vie et une discipline qui, lorsqu’ils sont pleinement appliqués dans une communauté et conformes à l’esprit de l’Islâm, donnent une allure de majesté spirituelle aux sociétés islamiques et impriment le sentiment transcendant d’une supériorité morale de leurs membres. S’y ajoutent, au moins durant les siècles de l’âge d’or de la civilisation islamique, le pouvoir de séduction d’une culture raffinée et avant-gardiste, une certaine souplesse de l’Islâm dans son rapport aux différentes cultures, et naturellement – puisque c’est l’objet principal de cet ouvrage – le zèle missionnaire des musulmans, dont l’absence de clergé et de hiérarchie formelle permet d’insuffler en l’esprit de chaque croyant sincère un sens de la responsabilité individuelle en la matière, au point que d’aucuns ont pu affirmer que « chaque musulman est un prédicateur » ; l’on notera, à ce sujet, le rôle majeur des commerçants et marchands dans la propagation de l’Islâm, eux qui ont introduit pacifiquement la foi de Muhammad dans le sud de l’Inde, en Chine, en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est – notamment en Indonésie, qui est aujourd’hui le pays musulman le plus peuplé au monde, avec près de 230 millions de croyants.

Au-delà de l’intérêt historique majeur de cet ouvrage dans sa présentation juste et nuancée du sujet et sa volonté de défricher mythes et clichés, le lecteur musulman y trouvera aussi, en filigrane, nombre de leçons spirituelles de la première importance, parmi lesquelles cette phrase de l’auteur en guise de conclusion : « l’énergie spirituelle de l’Islâm n’est pas, comme on l’a si souvent affirmé, à la mesure de sa puissance politique. » De quoi, sans aucun doute, redonner du baume au cœur aux croyants à l’heure où l’impuissance politique et la division des nations musulmanes n’ont peut-être jamais été aussi prononcées : l’on méditera ainsi le déroulement du Plan divin à l’échelle de l’Histoire, et ces miracles certains que furent la victoire spirituelle des musulmans sur leurs conquérants et oppresseurs mongols ou, plus près de nous, l’expansion religieuse majeure de la foi du Prophète et le renouveau de la pensée islamique sous l’ère coloniale ; même moribond sur le plan mondain, l’Islâm est toujours capable, par sa force intrinsèque, de captiver et d’éblouir les âmes. Un autre intérêt annexe, mais non négligeable, de cet ouvrage est de proposer un tour d’horizon quasi-exhaustif de toutes les diverses communautés qui composent notre merveilleuse Oumma, des Malais du Cap, en Afrique du Sud, aux Tatars de Sibérie, et des ‘Moros’ des Philippines aux Bosniaques, en passant par une myriade de peuples, d’ethnies et de tribus répartis aux quatre coins du globe – le fruit de treize siècles de dévouement à la cause de la Vérité d’innombrables croyants, du plus humble au plus puissant, qui l’ont transmise par la parole et l’exemple.

Enfin, cet ouvrage ayant été initialement publié en 1896, puis réédité dans une version mise à jour et améliorée – qui est celle ici traduite – en 1913, notons que cette histoire de la propagation de l’Islâm s’arrête au début du 20ème siècle. Si l’auteur avait connu notre époque, nul doute qu’il aurait trouvé matière à prolonger son œuvre : l’Islâm a en effet poursuivi son expansion à travers le monde à un rythme étonnamment soutenu – alors que les musulmans étaient en son temps, au nombre de deux cents millions, ils sont en effet aujourd’hui, peut-être, dix fois plus. Si la natalité et la croissance naturelle de la population ont évidemment joué une grande part dans cette expansion démographique impressionnante, l’on a aussi vu les conversions à l’Islâm – parfois, de peuples entiers – se multiplier sur tous les continents, tout au long du siècle dernier ainsi qu’au début du nôtre. Comme l’auteur de cet ouvrage l’avait bien entrevu et pressenti, l’Afrique a été le principal théâtre des succès de cette activité missionnaire : entre 1900 et 2000, la part des musulmans dans la population totale du continent noir a ainsi doublé, et certains pays où l’Islâm était encore minoritaire du temps des indépendances sont désormais peuplés d’une majorité musulmane – ainsi, notamment, du Burkina Faso, où les musulmans sont passés de 20% à plus de 60% de la population totale entre 1960 et 2020, ou du Sierra Léone, où cette proportion est passée de 35 à 78% sur la même période. Pour la première fois dans l’Histoire, également, la foi de Muhammad a fait son chemin jusqu’au cœur des nations européennes et occidentales, un phénomène si impensable il y a un siècle encore que l’auteur le mentionne à peine – les conversions à l’Islâm étant restreintes, en son temps, à une poignée d’intellectuels ou de personnages hauts en couleur perçus comme des excentriques, le plus souvent issus des classes les plus aisées. De nos jours, en la plupart des pays du Vieux Continent, notamment la France, le Royaume-Uni, l’Espagne ou l’Allemagne, les conversions se comptent par dizaines, voire centaines, de milliers ; aux États-Unis, près d’un quart des musulmans sont désormais des convertis issus de toutes les communautés ; jusqu’en Amérique du Sud, notamment au Brésil et au Mexique, la prédication islamique a trouvé des cœurs prêts à accepter l’appel de l’Unique.

Dans le cadre de la belle et honorable mission que se sont fixées les éditions Héritage de mon frère et ami Thomas Sibille – la valorisation du patrimoine islamique d’Occident et la redécouverte des points de convergence entre ces deux mondes –, la première traduction en langue française de cet ouvrage de référence que nous proposons ici servira en tout cas, nous l’espérons, à dissiper nombre d’incompréhensions bien trop répandues et à proposer à ses lecteurs musulmans, peut-être, une source d’inspiration pour poursuivre l’œuvre de leurs pieux et dévoués prédécesseurs.

Notes

[1] L’historien américain Ira M. Lapidus a succinctement résumé ce débat ainsi : « La question des motifs des conversions à l’Islâm a toujours suscité d’intenses émotions. Les générations précédentes d’érudits européens pensaient que les conversions à l’Islâm s’étaient faites à la pointe de l’épée, et que les peuples conquis n’avaient que le choix entre la conversion et la mort. Il apparaît aujourd’hui que la conversion forcée, si elle n’était pas inconnue dans les pays musulmans, était en fait rare. Les conquérants musulmans souhaitaient généralement dominer plutôt que convertir, et la plupart des conversions à l’Islâm étaient volontaires. (…) Dans la plupart des cas, les motifs mondains et spirituels de conversion se mêlaient. En outre, la conversion à l’Islâm n’impliquait pas nécessairement un passage intégral d’une ancienne vie à une vie totalement nouvelle. Si elle impliquait l’acceptation de nouvelles croyances religieuses et l’adhésion à une nouvelle communauté religieuse, la plupart des convertis conservaient un profond attachement aux cultures et aux communautés dont ils étaient issus. » (‘A History of Islamic Societies’, 2002)

[2] Notons qu’au sujet des premières conquêtes arabo-musulmanes survenues après la mort du Prophète, l’auteur, tout en réfutant à juste titre l’idée selon laquelle ces conquêtes auraient visé à convertir les populations conquises par la force, tend à considérer et décrire cette vague d’expansion comme globalement dénuée de motivations religieuses et correspondant au phénomène, classique dans l’Histoire pré-moderne, de populations nomades vigoureuses s’abattant sur leurs voisins « civilisés » affaiblis (invasions germaniques de l’empire romain, Mongols, etc.). Nous adoptons à ce sujet une interprétation plus nuancée, à savoir que les premières conquêtes arabo-musulmanes s’inscrivaient bien dans un plan global visant à étendre la souveraineté politique du modèle islamique, celui de la « nation médiane », mais non à imposer la religion musulmane d’une quelconque manière, comme le prouvent les conditions de la dhimma proposées aux peuples conquis et les nombreux exemples cités par l’auteur dans cet ouvrage (notamment dans les Chapitres 2 et 3).

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