Histoire des califes Abbassides – Préface (Extrait)

Comment résumer l’histoire d’une dynastie qui régna un temps des confins de l’Asie centrale à l’Afrique du Nord et à qui firent allégeance des héros aussi célèbres que Salâh ad-Dîn, Yûsuf ibn Tâshfîn, Mahmûd de Ghaznî, Alp Arslân, Nûr ad-Dîn Zengî, et des sultans aussi éloignés que ceux de Delhi, Marrakech, Isfahan, le Caire ou Samarcande, tout en étant sous tutelle étrangère près de la moitié de son existence, et en n’ayant même plus, par moments, le contrôle de son propre palais ? Le lecteur l’aura compris : les Abbassides ne sont pas une dynastie comme les autres, et il s’agit là d’un euphémisme. Le cours de leur histoire n’est comparable à aucune autre et ne suit tout bonnement aucun modèle classique, ainsi que le décrivait très justement un secrétaire de la cour de Bagdad, Ibrâhîm ibn Hilâl as-Sâbî :

« Vous et les autres avez pu observer comment, au fil des années, l’État abbasside s’affaiblit à certains moments, puis se redresse à d’autres ; et pourtant, en toutes conditions, ses racines sont solides. Lorsque les troubles se produisent, c’est par la voie de l’instruction divine de Ses sujets et d’une admonition à leur égard, pour une durée qu’Allâh a pré-ordonnée ; et lorsqu’Allâh, à nouveau, décrète la restauration, Il le fait en envoyant un homme loyal à Sa cause ; et dès que cela se produit, nous voyons l’État retrouver sa jeunesse, se renouveler dans sa vigueur et reprendre toute sa robustesse. » [1]

Ascension fulgurante, déclin aux allures de disparition prochaine, renouveau inattendu, profond désastre, et ainsi de suite : les soubresauts de la courbe de leur fortune au fil des siècles donnent le vertige. Par leur seule longévité, les Abbassides forcent le respect : leur lignée ininterrompue de trente-sept califes à Bagdad – et dix-sept au Caire – leur accorde une place de choix dans l’histoire de l’Islâm, sa culture, son modèle politique. C’est que, si d’immenses espoirs d’un nouvel ordre ont accompagné leurs premiers pas, la marque de fabrique des fils d’al-‘Abbâs est avant tout le pragmatisme – une capacité unique et constante à s’adapter au contexte et à l’évolution du temps, passant tour à tour d’un mouvement révolutionnaire à un empire, puis à une institution religieuse et symbolique associée aux élites savantes, et enfin à un format d’État califal original et hybride. En somme, la maison abbasside est une famille de survivants à la résilience extraordinaire – un destin peu commun qui leur donne d’ailleurs, avec leur descendance du clan prophétique, une sorte d’aura mystique et spirituelle qui fait tout leur pouvoir de séduction auprès de leurs contemporains, et au-delà.

Après l’une des révolutions les mieux organisées de l’Histoire, la fondation de leur califat marque surtout une nouvelle ère dans une civilisation encore assez jeune – nous sommes alors cent vingt ans après la mort du Prophète ﷺ. Fin des grandes conquêtes du premier siècle de l’Hégire, consolidation impériale, réorientation résolue vers l’Orient et le monde perse qui les a portés au pouvoir, approche plus inclusive vis-à-vis des peuples non-arabes, fusion du meilleur du patrimoine des anciennes cultures de la région et de l’héritage des royaumes disparus sous l’égide de l’Islâm et dans le cadre de l’esprit de la dernière des Révélations, développement des sciences islamiques : ce sont les Abbassides qui mènent la transition du monde antique vers une nouvelle synthèse civilisationnelle sous la bannière du califat, déjà entamée depuis le temps des Omeyyades mais qui atteint son apogée dans le bouillonnement culturel, intellectuel, religieux de « l’âge d’or » de Bagdad et ses provinces. Ce sont aussi les Abbassides qui font vivre concrètement la nature universelle et la promesse d’égalité de l’Islâm après ce que d’aucuns ont nommé « l’empire arabe » des Omeyyades, à travers l’intégration des nouveaux convertis et le cosmopolitisme du monde abbasside, illustré notamment par les origines très diverses des mères des califes et des grands érudits qui s’illustrent alors ; c’est de leur temps, et en grande part grâce à leurs impulsions, que l’Islâm s’enracine fermement chez les Perses, les Turcs et bien d’autres peuples grâce à l’émergence d’un système politico-juridique flexible et respectueux de la diversité sociale de l’empire, et plus tard la naissance de dynasties musulmanes locales ayant reçu leur « bénédiction » califale.

Au-delà de l’image souvent obscurcie par les contes des Mille et Une Nuits et autres fantasmes orientalistes en tout genre, donc, l’on tentera ici de dresser le portrait de cette dynastie hors du commun et haute en couleurs, de la révolution abbasside partie des tréfonds du Khurâsân au cataclysme des invasions mongoles, et de conter l’histoire de cinq siècles marqués par la détermination d’al-Mansûr, la splendeur de Hârûn ar-Rashîd, l’érudition et l’orgueil d’al-Ma’mûn, le panache d’al-Mu’tasim, la poigne d’al-Mu’tadid, la débauche d’al-Muqtadir, la vision d’al-Qâdir, la bravoure d’al-Mustarshid, les mystères d’an-Nâsir ou encore l’insouciance d’al-Musta’sim…

Notes

[1] Cité par Tayeb El-Hibri dans : ‘The Abbasid Caliphate, A History’.

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