[Extrait de : ‘Le roman des Andalous’, ‘Issâ Meyer]
Après un intermède de quatre ans et de six gouverneurs sans grand charisme, Damas consent enfin à nommer à Cordoue, en l’an 112AH (730), un nouveau commandant à la hauteur des ambitions de ses hommes : le très populaire ‘Abd ar-Rahmân ibn ‘Abd Allâh al- Ghâfiqî. Brave parmi les braves, adulé de la troupe pour ses faits d’armes hors du commun, il est entré dans la péninsule vingt ans plus tôt, aux côtés de Mûsâ ibn Nusayr ; c’est surtout lui qui a sauvé les musulmans en reprenant le commandement au cœur de la débâcle de Toulouse et permis la retraite des survivants. C’est aussi un homme d’une certaine stature spirituelle : tabi’î connu pour son honnêteté proverbiale et son impartialité absolue, il a étudié le hadîth durant sa jeunesse auprès d’un célèbre Compagnon du Prophète ‘Abd Allâh ibn ‘Umar. Et il n’a qu’une seule obsession ; ou plutôt, deux : châtier l’impudent duc Eudes d’Aquitaine pour expier l’affront de Toulouse, et élever la Parole d’Allâh en Gaule par la reprise des grandes conquêtes. Aussitôt dit, aussitôt fait : après l’appel aux armes de tout ce qu’al-Andalus compte de guerriers, son armée massée à Banbilûnah (Pampelune) entre en Aquitaine par le col de Roncevaux, met à sac Bordeaux et inflige une magistrale déculottée aux troupes du duc sur les bords de la Dordogne. À un émissaire du calife inquiet de la rapidité de son offensive, al-Ghâfiqî répond avec panache : « Si les cieux et la terre étaient cousus entre eux, Allâh fournirait malgré tout une issue à ceux qui Le craignent ! » 1 L’expédition d’Aquitaine n’est-elle qu’un simple raid punitif pour venger les martyrs de Toulouse et amasser du butin, ou laisse-t-elle présager une volonté d’expansion durable d’al-Andalus, au moins jusqu’à la Loire ? Les deux propositions ne sont pas nécessairement contradictoires, au contraire : au cours du siècle précédent, des premiers raids victorieux à plus ou moins grande échelle avaient bien souvent entraîné la conquête en bonne et due forme d’une nouvelle province au cours des décennies suivantes ; ainsi notamment, de l’Ifrîqiyya et du Maghreb.
Humilié et chassé sans ménagement de ses propres terres, Eudes n’a en tout cas d’autre choix que de se tourner vers le seigneur chrétien qu’il méprise le plus : Charles Martel, farouche guerrier et maire du palais de Neustrie et d’Austrasie qui s’est emparé du pouvoir effectif sur le cœur du royaume des Francs au détriment d’un roi mérovingien impuissant. « Quelle est donc cette disgrâce qui s’est abattue sur nous et qui continuera à troubler notre descendance ? », écrit-il ainsi avec émotion à son voisin du Nord ; « nous entendions parler des Arabes et craignions leur arrivée de l’Est. Désormais, ils sont venus de l’Ouest, ils ont soumis la terre d’Hispanie et vaincu sa puissante armée avec leurs maigres effectifs et leur faible équipement. Ils ne possèdent même pas d’armures ! » 2 Mais Charles Martel, qui cherche depuis des années à rétablir son pouvoir sur l’Aquitaine, compte bien temporiser dans l’espoir que son rival soit suffisamment affaibli par l’expédition musulmane : « Ils sont maintenant à l’image d’un torrent qui charrie tout sur son passage. Attendons que leurs mains soient remplies de butin, qu’ils commencent à rivaliser les uns avec les autres et à se combattre entre eux ; alors, tu pourras les dominer avec la plus grande facilité ! » 3 Sa seule ligne rouge est la Loire, qui marque la frontière entre le duché d’Aquitaine et son propre fief de Neustrie ; aussi, lorsque les Andalous prennent la direction de Tours, sorte de « ville sainte » de la chrétienté gauloise sur les rives du grand fleuve, décide-t-il d’intervenir et de mettre une halte à leur offensive – quoi qu’il en coûte… Sur la voie romaine qui relie Châtellerault et Poitiers 4, à l’automne 114AH (732), les intrépides cavaliers du Maghreb et d’Arabie se trouvent donc face à une phalange immobile de solides vétérans du Nord, telle une « ceinture de glace » qu’ils ne parviennent à faire flancher. Sept journées d’escarmouches ne donnent rien, et la mêlée générale qui s’engage enfin au huitième jour semble tout aussi stérile. C’est une ruse d’Eudes, pas chevaleresque pour un sou, qui emporte finalement la victoire : bien conscient du talon d’Achille de l’ennemi – la présence à l’arrière de leurs femmes et enfants –, il contourne discrètement le champ de bataille et lance une attaque-surprise contre le camp musulman qui disloque littéralement les rangs. Alors que tous cherchent bien naturellement à sauver leurs familles, l’impétueux commandant ne peut qu’observer la débandade de ses troupes, la mort dans l’âme. Il ne lui reste plus que l’honneur à sauver ; et il l’est, puisque ‘Abd ar-Rahmân al-Ghâfiqî trouve le martyre dans une dernière charge tonitruante… Bien que désemparés par la perte de leur chef bien-aimé, les survivants ne cèdent toutefois pas à la panique et profitent de la nuit pour se retirer vers al-Andalus en bon ordre.
Charles Martel, trop heureux d’avoir évité une invasion de ses propres terres à bon compte, ne daigne pas les poursuivre par crainte qu’il s’agisse là d’une ruse des musulmans. Les Francs ne peuvent donc capitaliser sur leur victoire limitée, et aucune perte territoriale n’est à signaler du côté des hommes du calife. Loin d’être le tournant majeur et fatidique de l’affrontement entre Islâm et « Occident » tant fantasmé par les historiens ultérieurs qui verront en Charles Martel « le sauveur de l’Europe », la « bataille du Pavé des Martyrs » 5 est surtout l’occasion pour son vainqueur de réaffirmer la suprématie franque sur l’Aquitaine en se présentant comme le seul chef de guerre capable de sauvegarder la chrétienté face au « péril mahométan ». Le duc Eudes en est pour son compte : contraint par l’éternel retour du concret à ranger au tiroir ses rêves de monarchie indépendante, il doit rentrer dans le rang et se fondre dans le moule de la future dynastie carolingienne… Quoi que trop éloignés de leurs bases de Septimanie, gênés dans leurs manœuvres et retardés par leurs familles et le volumineux butin, il n’en reste pas moins vrai que les musulmans d’al-Andalus ont enfin trouvé un adversaire à leur taille. Le grand Mûsâ ibn Nusayr, bien des années plus tôt, l’avait d’ailleurs pressenti ; alors que le calife Suleymân l’interrogeait au sujet des peuples d’Occident, il avait répondu au sujet des Francs : « Tu as là un ennemi qui possède le nombre, les armes, la fermeté, la force et le courage tout à la fois ! » 6 L’initiative tactique reste toutefois, encore, entre les mains des musulmans, d’autant qu’al-Andalus dispose d’un nouveau gouverneur déterminé et volontaire en la personne de ‘Uqba ibn al-Hajjâj. Très apprécié de ses hommes pour sa conduite irréprochable et son sens de la justice, l’homme est aussi un véritable missionnaire qui ne manque pas une seule opportunité de prêcher l’Islâm ; ses nombreux raids au pays des Francs, qu’il dirige presque toujours en personne, sont ainsi l’occasion pour lui d’inviter les prisonniers ennemis à la Foi et de débattre avec eux de questions théologiques.
Notes
- Cité par Ibn ‘Abd al-Hakam.
- Cité par al-Maqqarî dans : ‘Nafh at-Tîb’.
- Cité par al-Maqqarî dans : ‘Nafh at-Tîb’.
- Dans la commune française moderne de Moussais-la-Bataille, à une vingtaine de kilomètres de Poitiers.
- Ce nom est également attribué par les chroniqueurs musulmans à la défaite de Toulouse, onze ans plus tôt.
- Cité par Ibn Idhârî.