La bataille d’al-Arak (Alarcos)

[Extrait de : ‘Le roman des Andalous’, ‘Issâ Meyer]

(…) Au printemps 591AH (1195), Abû Yûsuf Ya’qûb est à nouveau prêt à frapper un grand coup sur la scène andalouse. Déterminé à faire définitivement oublier l’inertie et l’incompétence de son père, il marche sur le Nord à la tête d’un imposant corps expéditionnaire pour châtier les Castillans de leur insolence – alors qu’ils viennent d’établir une garnison dans leur nouveau château d’al- Arak (Alarcos), beaucoup trop près de Cordoue au goût des Muwâhhidûn. Dans la plaine de Qal’at Rabâh (Calatrava), Alphonse VIII relève le défi avec orgueil, sans même attendre de renforts du roi du Léon. Comme son prédécesseur éponyme et arrière-arrière-grand-père à Zallâqa, il est si sûr de sa force et des effectifs impressionnants de son armée que la défaite lui semble impossible ; les armées almohades n’ont-elles pas montré leur ridicule faiblesse à Wabdhâh (Huete) et Shantarîn (Santarem) ? L’effronté ne sait pas que face à lui, son adversaire a rassemblé les meilleurs hommes en armes de toutes les nations musulmanes d’Occident, et qu’ils ont enfin un véritable chef de guerre à leur tête. Il y a les Andalous, en grand nombre sur l’aile droite, menés par leur héros, le qa’îd Ibn Sanâdîd ; signe que les natifs de la péninsule s’intéressent à nouveau aux choses de la guerre depuis le renouveau du Jihâd impulsé par les Murâbitûn, c’est d’ailleurs lui qui a suggéré la disposition stratégique des troupes et le plan tactique de la bataille. Au centre, des contingents de tous les clans berbères du Maghreb et de l’Atlas sont alignés sous le regard de leur sultan, qui a établi son quartier-général sur une colline où il s’est entouré des membres de la tribu Hintâta, le socle du pouvoir, et de sa garde noire. Une puissante avant-garde est déjà à la lisière du champ de bataille ; sous les ordres du ministre almohade Abû Yahyâ, elle réunit les plus intrépides des guerriers, toujours volontaires pour combattre en première ligne : les terrifiants archers montés de la garde turque, et les redoutables cavaliers de la très martiale tribu zénète des Banû Marîn. Enfin, les tribus arabes des Banû Hilâl, elles aussi en grande forme, complètent cet impressionnant dispositif sur l’aile gauche. Ya’qûb compte même à son service une petite unité de transfuges du Nord : les partisans du renégat Pedro Fernandez de Castro, un noble léonais banni de ses terres et en rupture avec son cousin Alphonse VIII depuis quelques années : ce n’est pas tant leur force de combat que leur capacité à fournir des renseignements et des conseils sur les tactiques ennemies qui s’avèrera cruciale. Cette armée islamique a fière allure ; elle a en tout cas de quoi faire trembler plus d’un croisé. Pas Alphonse VIII : lui aussi a rassemblé la fine fleur de sa chevalerie, une dizaine de milliers de princes de la guerre équipés de lourdes armures, dont une seule charge peut emporter une armée entière de fantassins ou de cavaliers légers – sans même parler de ses innombrables hommes à pied et de ses implacables auxiliaires, les ordres militaires croisés.

Le 9 sha’bân 591AH (18 juillet 1195), c’est ainsi le roi de Castille en personne qui lance les hostilités par une charge massive de sa cavalerie lourde. L’impact de cette énorme masse de fer sur l’avant-garde musulmane est, comme à l’accoutumée, dévastateur. Malgré des pertes terribles et une bravoure sans commune mesure, les Berbères et les Turcs de l’avant-garde ne parviennent pas à empêcher les chevaliers chrétiens d’atteindre le pied de la colline, où une féroce mêlée s’engage avec les Hintâtas montés au front pour protéger la tente de leur sultan. La lutte est si sanglante que la tribu n’est pas loin d’être exterminée sur place ; le grand vizir almohade tombe lui-même sous les coups des Castillans. Ailleurs sur le champ de bataille, les Andalous entrent à leur tour dans la partie et dévalent les pentes qui délimitent la plaine pour venir bloquer la progression des fantassins adverses, tandis que les cavaliers hilaliens enveloppent le flanc gauche et l’arrière de l’ennemi. À ce stade, Ya’qûb a déjà emporté cette sanguinaire partie d’échecs ; mais il reste encore à venir à bout de la légendaire ténacité castillane. Malgré la chaleur écrasante, l’épuisement, la pluie de flèches musulmanes qui ne cesse de s’abattre sur eux, les hommes d’Alphonse se battent encore comme des lions, portés par l’exemple de leur souverain qui a jeté toutes ses forces dans la bataille et combat lui-même à pied, au corps-à-corps. C’est le moment que choisit le souverain almohade pour emporter la décision : chargeant à la tête de ses hommes depuis l’arrière de la colline, il lance au cœur de l’action des contingents berbères qu’il avait habilement retirés au moment de la charge initiale de l’ennemi et achève l’encerclement des croisés. La déroute est totale. En quelques heures, c’en est fini de l’armée du royaume de Castille. Quelques milliers de survivants se réfugient dans leur château d’al-Arak (Alarcos), où ils se rendront quelques jours plus tard. N’ayant échappé à la mort que par le sang-froid de son garde du corps qui l’a extrait de la mêlée au dernier moment, Alphonse lui-même, comme son ancêtre éponyme cent dix ans plus tôt, fuit piteusement vers Tolède sans demander son reste. La Castille n’a plus d’infanterie, presque plus de chevalerie, et surtout plus d’honneur : dans la débâcle d’al-Arak (Alarcos) ont péri trois évêques, plusieurs comtes de très haut rang et les maîtres des Ordres croisés de Santiago et d’Évora, de même que la plupart de leurs moines-guerriers et trente mille hommes – au bas mot. Le butin est lui aussi incroyable : tentes, chevaux, mules, ânes, armures et épées sont si nombreux à avoir été abandonnés sur le champ de bataille que les Muwâhhidûn en sont perplexes. Pour les chevaliers de l’Ordre de Calatrava, le camouflet est plus violent encore, puisqu’ils vont perdre dans les jours suivants la forteresse dont leur confrérie porte le nom – et dont les Muwâhhidûn feront le quartier-général de la défense frontalière d’al-Andalus.

La faute à des problèmes de ravitaillement, Ya’qûb se contente de reprendre quelques places fortes stratégiques de la région mais ne pousse pas son avantage jusqu’à Tolède. Il est vrai qu’il faudra des années à la Castille pour se relever de cette déroute historique, mais c’est encore une occasion perdue pour al-Andalus – et c’est bien la dernière fois qu’une telle chance se présentera. 1 Les musulmans ne le savent pas encore, mais le triomphe d’al-Arak sera leur dernier dans la péninsule – du moins, la dernière victoire d’une telle ampleur. Quoi qu’il en soit, de telles pensées sont encore très loin d’assaillir Abû Yûsuf Ya’qûb, désormais paré du titre d’al-Mansûr : il vient tout simplement de porter l’empire almohade à l’apogée de sa puissance. Installé en son nouveau et sublime palais sévillan, où il se détend en jardinant tout l’hiver, il renvoie avec aplomb les ambassadeurs castillans venus implorer la paix et lance l’année suivante une nouvelle campagne qui reprend plusieurs forteresses stratégiques à l’ennemi…

Notes

  1. Al-Maqqarî fournit à ce sujet une explication assez originale : il rapporte que Ya’qûb serait venu jusque sous les murs de Tolède pour assiéger la ville, mais qu’il aurait été attendri par la mère, la femme et les filles d’Alphonse de Castille, sorties les larmes aux yeux pour l’implorer d’épargner la cité. Ému et plein de compassion, le souverain almohade aurait alors acquiescé à leur requête… et leur aurait même remis de splendides joyaux pour les dédommager de leur peine. (Cf. ‘Nafh at-Tîb’)

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