Histoire des Croisades (Tome I) – Avant-Propos

[Avant-propos du traducteur : ‘Histoire des Croisades (Tome I) ’, S.E. Zaimeche Al-Djazairi]

Rarement un événement historique aura déchaîné de si violentes passions, fait couler tant d’encre et de sang, si profondément marqué l’imaginaire des peuples qui l’ont vécu : les Croisades, exotique et glorieuse épopée de preux chevaliers pour les uns, cataclysme civilisationnel ou première expérience coloniale pour les autres, exemple le plus abouti des dangers de l’hystérie populaire et du fanatisme aveugle pour les esprits modernes, restent l’un des épisodes les plus polémiques de l’Histoire. C’est donc tout l’objet de cet ouvrage que de tenter de démêler cet amas de représentations populaires ou idéologiques dans un seul but : mieux comprendre et appréhender l’ère tourmentée des Croisades, leur contexte et leurs causes, leur déroulement et leurs conséquences historiques, d’une perspective musulmane.

Pourquoi, déjà ? C’est la première question à laquelle l’auteur tente ici de répondre : quelles sont les raisons qui ont bien pu pousser des centaines de milliers de seigneurs et d’hommes d’armes, de prêtres et de moines, de simples fidèles et même de criminels et de prostituées, à quitter frénétiquement leur lointaine Europe occidentale pour s’abattre avec fracas sur un monde musulman alors morcelé et paralysé par les divisions, le sectarisme et la léthargie ? Si l’idée romantique de marcher sur la Terre sainte pour « libérer le tombeau du Christ » en transportait plus d’un, les motivations plus mondaines – cupidité, goût de la rapine et désir de s’offrir une vie meilleure en Orient – n’étaient naturellement pas absentes de l’équation, de même que les ambitions personnelles des barons et surtout de la Papauté, désireuse d’affermir son autorité sur le Vieux Continent, de l’étendre au-delà et de mettre au pas ses rivaux temporels. Surtout, l’auteur rappelle le cadre géopolitique plus large des Croisades : la première expression, médiévale, de la vitalité expansionniste de l’Occident chrétien – qui trouve ses autres expressions, parallèles, dans la Conquista hispanique et les aventures normandes en Sicile et en Afrique du Nord – et les motivations idéologiques sous-jacentes à ce grand mouvement, parfaitement exprimées par le pape Urbain II – en finir avec l’Islâm et restaurer une chrétienté idéale et fantasmée sur tout le pourtour méditerranéen.

Comment, ensuite ? De Clermont à Jérusalem via Byzance, l’Anatolie et les côtes du Levant, l’auteur nous retrace le parcours des premières armées croisées jusqu’en Terre sainte, parsemé de crimes de guerre d’une ampleur inédite et allant même jusqu’au cannibalisme, traumatisant durablement l’inconscient collectif de la région. Les massacres de masse de civils juifs et musulmans, le pillage méthodique des belles métropoles du Shâm, la profanation des lieux saints et des mosquées, la spoliation des terres et la réduction en esclavage ou au servage des populations locales : chauffés à blanc par les diatribes d’un clergé fanatisé qui voyait dans le meurtre de « païens » un acte agréable à Dieu, abreuvés d’une propagande bigote et mensongère sur les prétendus méfaits de leurs proies à l’encontre des chrétiens, les barbares conquérants n’épargneraient aucune ignominie aux victimes expiatoires de leur équipée meurtrière. Une terreur qui devait marquer la naissance et le développement, par le fer et le sang, des fameux États latins d’Orient, dans un saisissant contraste avec l’apathie d’une bonne part des élites dirigeantes musulmanes d’alors : autant d’éléments qui seront également passés en revue au fil de ces pages.

Qui, enfin ? La légende – occidentale, du moins – a retenu une succession de grandes figures présentées comme héroïques et chevaleresques, de Godefroy de Bouillon à Richard « Cœur de Lion », dont l’on appréciera la véritable nature tout au long du récit de leurs « exploits ». Mais au-delà des noms les plus célèbres, les Croisades furent aussi, et peut-être surtout, portées par un extraordinaire enthousiasme populaire : et si elles furent d’abord une épopée française, prêchée par un Pape français depuis l’Auvergne et menée par des seigneurs et des armées très largement issus de l’Hexagone, la pulsion de croisade devait se propager, par intermittence, parmi toutes les nations catholiques d’Europe. Autres protagonistes des Croisades passés à la postérité : les célèbres Assassins, une secte ismaélienne dont cet ouvrage expose largement le rôle plus que trouble, de même que celui de leurs cousins de foi – la sournoise dynastie des Fatimides du Caire. Mais les véritables héros de l’ère des Croisades, d’ailleurs paradoxalement reconnus et couverts d’éloges par leurs plus farouches ennemis eux-mêmes, ce sont avant tout ces souverains d’un nouveau genre – au regard de l’état lamentable de leurs prédécesseurs –, surgis des décombres de la catastrophe, qui surent cristalliser autour de leurs personnes la rage de vivre de tout un peuple menacé, sinon d’extinction totale, du moins de la plus complète des humiliations.

Car contre toute attente, passé le choc de la furie de la Première Croisade, la civilisation islamique fut réanimée par l’une de ses fulgurantes renaissances périodiques qui « remplissent l’historien de stupéfaction ». 1 Après avoir réhabilité le rôle méconnu mais décisif des Seldjoukides dans la riposte initiale, sans lequel l’Iraq et Bagdad auraient bien pu tomber à leur tour dans l’escarcelle des porte-étendards de la Croix, l’auteur narre ainsi la montée en puissance progressive des grands artisans de la contre-croisade musulmane : Imâd ad-Dîn et Nûr ad-Dîn Zengî, père et fils, et leur détermination à réunifier l’Orient musulman face à cette menace existentielle – le tout étant concrétisé par l’illustre Salâh ad-Dîn, dont la poursuite déterminée de l’œuvre de ceux qui l’ont précédé aboutira à la reconquête de Jérusalem… Ouvrant la voie, en réaction, à la Troisième Croisade – et à de nombreuses autres, dont il sera question dans le second tome de cette « Histoire des Croisades ».

Comme à son habitude, l’auteur revient également sur les nombreuses distorsions et manipulations modernes dans l’interprétation historique des Croisades, en s’appuyant sur les sources contemporaines des événements, tant chrétiennes que musulmanes : une œuvre salutaire face au révisionnisme ambiant marqué par la dévalorisation systématique des acteurs musulmans et une flagrante inversion des rôles, et d’autant plus nécessaire dans le climat actuel où l’un des plus célèbres polémistes de France peut affirmer « bénir les Croisades », fallacieusement présentées comme « une réponse à une offensive islamique » qui aurait « sauvé l’Europe » 2, et écrire que « l’affaiblissement de l’esprit de croisade ne fut pas une marque de progrès moral mais une preuve de décadence » ! 3

Notes

  1. H.M. J. Loewe, The Seljuqs, dans: The Cambridge Medieval History.
  2. ‘Zemmour et Naulleau’, émission du 22 février 2017, Paris Première.
  3. E. Zemmour, ‘Destin français – Quand l’histoire se venge’, p. 70. « Urbain II a compris qu’il en va de la survie de l’héritage de l’empire Romain et de l’intelligence grecque, rassemblés et sublimés dans leur synthèse chrétienne. Il en va aussi du destin de l’Europe. La Croisade ne fut pas autre chose que l’instinct de conservation de la société occidentale en présence du plus redoutable péril qu’elle ait jamais couru. L’affaiblissement de l’esprit de croisade ne fut pas une marque de progrès moral mais une preuve de décadence. La Croisade est une immense victoire. Une victoire française. Le salut de l’Europe chrétienne est venu de France : Gesta Dei per Francos. »

 

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