Introduction à la science du hadîth

[Extrait à paraître – ‘Al-Adab al-Mufrad’]

Le hadîth : Vérification et acceptabilité

Si, du temps du Prophète ﷺ, peu d’Arabes savaient lire et écrire – de fait, l’écrasante majorité, dont le Prophète ﷺ lui-même, était analphabète –, un certain nombre de ses Compagnons étaient néanmoins lettrés, et c’est à eux que fut confiée la tâche de coucher le Qur’ân par écrit. Chaque fois que le Prophète ﷺ recevait une révélation coranique, il ordonnait à l’un d’entre eux de la mettre par écrit, et c’est ainsi qu’après le décès du Prophète ﷺ, ses Compagnons furent en mesure de compiler une copie complète du Qur’ân – une copie qui fut conservée par Abû Bakr, le premier successeur du Prophète ﷺ à la tête de l’État islamique. Certains Compagnons du Prophète ﷺ couchèrent également par écrit les paroles du Prophète, qui furent bientôt connues sous le nom de hadîth (pluriel : ahadith ou hadîths). Le Prophète ﷺ avait cependant ordonné à tous ses Compagnons d’effacer tout ce qu’ils avaient écrit de ses propres paroles, de peur que celles-ci ne soient confondues avec le Qur’ân. Toutefois, les nouveaux convertis à l’Islâm qui n’avaient pas eu l’occasion de rencontrer le Prophète ﷺ, de même que les nouvelles générations de musulmans, étaient naturellement désireux d’apprendre tout ce que le Prophète ﷺ avait dit – puisqu’il est clair, selon le Qur’ân et l’ensemble des pratiques islamiques, que son modèle était destiné à demeurer une source d’orientation pour tous les musulmans à travers toutes les générations, à tel point qu’une partie considérable de l’Islâm ne peut être apprise d’aucune autre source que la Sunna du Prophète ﷺ (ses paroles et ses actions).

Les musulmans ont été conscients de cette réalité depuis les tout premiers jours de l’Islâm : les Compagnons du Prophète ﷺ le savaient très bien, certains se relayant même pour demeurer en sa compagnie. Ainsi, celui qui était resté en présence du Prophète ﷺ pendant telle ou telle période rapportait aux autres ce qu’il avait entendu de lui, et ces derniers, à leur tour, en faisaient de même lorsqu’ils demeuraient à ses côtés. C’est de cette manière que les hadîths étaient transmis de bouche à oreille, les Compagnons du Prophète ﷺ veillant à ce qu’ils soient mémorisés avec la plus grande exactitude. À cet égard, le Prophète ﷺ les mit lui-même en garde en ces termes : « Celui qui m’attribue délibérément et sciemment quelque chose que je n’ai pas dit prendra assurément sa place en Enfer. » Avec un tel avertissement, il n’est pas surprenant que les Compagnons du Prophète ﷺ et leurs successeurs, ainsi que les érudits des générations suivantes, aient fait preuve de la plus grande diligence pour rapporter les hadîthsdu Prophète ﷺ dans ses propres mots.

À cette époque précoce, alors que l’engagement des croyants à l’égard de l’Islâm était à son apogée, personne n’aurait même imaginé l’idée d’attribuer au Prophète ﷺ quelque chose dont il n’était pas certain qu’il l’avait réellement dit. Néanmoins, un quart de siècle après la mort du Prophète ﷺ, la guerre civile éclata au sein de l’État islamique, et apparurent des personnages qui, tout en revêtant le costume du musulman, œuvrèrent jour et nuit à susciter la division, l’hostilité et les conflits au sein des rangs des croyants. Leurs efforts furent si fructueux que des combats éclatèrent bientôt, et il n’est donc guère étonnant que ces individus aient été prêts à inventer n’importe quelle histoire pour servir leurs objectifs. En outre, pour donner du crédit à ces histoires, ils les attribuèrent à une autorité indiscutable – celle du Prophète ﷺ –, et c’est ainsi que débuta l’invention de hadîths.

Face à cette situation, les érudits musulmans commencèrent à mener des enquêtes sur toute personne rapportant le moindre hadîth, ce qui marqua la naissance d’un domaine académique unique à la civilisation islamique. Il comprenait plusieurs disciplines, dont l’une des plus importantes consistait à classer ces rapporteurs ou transmetteurs de hadîths en fonction de leur degré de fiabilité. Cette discipline, connue en arabe sous le nom de ‘ilm al-jarh wa-l-ta’dil, est superbement réglementée et nécessite d’étudier le cas individuel de chaque rapporteur de hadîth. Au fil des années et des générations, chaque hadîth devait être rapporté par une chaîne de transmetteurs, et chacun de ces hommes devait être étudié et classifié. Ce n’était là pas chose facile, mais les érudits avaient tout à fait conscience de l’immense importance de leur travail, car leurs efforts permettaient de distinguer la fiabilité de la confusion au sein du patrimoine des hadîths du Prophète ﷺ.

L’érudition islamique commença à s’épanouir dès les premiers jours de l’Islâm. Une fois l’État islamique solidement établi, les croyants se rassemblèrent autour des Compagnons du Prophète ﷺ afin d’apprendre auprès d’eux et d’acquérir des connaissances sur les enseignements et les principes de l’Islâm. Puisque l’Islâm encourage l’acquisition du savoir – qui est placée au même niveau que l’adoration rituelle –, les croyants réalisèrent que plus ils faisaient preuve de minutie dans leur étude, plus grande serait leur récompense auprès d’Allâh. Il n’est donc pas surprenant que, dès ses premiers pas, l’érudition islamique ait été réputée pour le dévouement, la précision et le souci du détail de ses savants.

L’on ne saurait trop insister sur l’importance de la précision et de l’exactitude dans l’étude des hadîths. Les plus grands érudits de cette discipline consacraient ainsi une grande partie de leur attention à l’étude et à la confirmation de l’authenticité de chaque hadîth avant de porter un jugement sur ce dernier. Notons également que les fondateurs de trois des quatre grandes écoles de droit islamique (fiqh) – à savoir Mâlik, al-Shâfi’î et Ahmad ibn Hanbal – ont chacun compilé un recueil majeur de hadîthsauthentiques dont ils avaient connaissance. L’Imâm Ahmad ibn Hanbal consacra une grande partie de son temps à cette étude, et son ouvrage en la matière, le Musnad, compte parmi les principales anthologies de hadîths prophétiques.

D’autres érudits, à travers toutes les régions de l’État islamique, consacrèrent également un immense volume de temps et d’effort à passer au crible toutes les paroles attribuées au Prophète ﷺ et à établir leur authenticité afin de savoir ce qu’il avait réellement dit – ou non. Les savants qui leur succédaient s’appuyaient ensuite sur l’œuvre de leurs maîtres, et l’étude des hadîths attira ainsi l’attention de tout nouvel érudit désireux de servir l’Islâm.

L’étude des chaînes de transmission (isnad ou sanad, en arabe) prit alors une grande ampleur, car elle était considérée comme la meilleure manière d’établir l’authenticité d’un hadîth. Pour comprendre comment cette discipline s’est développée, il convient ici de se rappeler que cinq ou six générations après le Prophète ﷺ, il existait un très grand nombre de rapporteurs de hadîths qui devaient tous être étudiés avec soin et minutie afin d’établir la fiabilité de chacun d’entre eux. Le professeur Muhammad Mustafa Azami explique comment le système de l’isnad s’est développé :

« Le phénomène du système de l’isnad veut que, plus l’on avance, et plus le nombre de transmetteurs augmente. Parfois, une tradition transmise par un Compagnon du Prophète ﷺ est rapportée par dix de ses étudiants à la génération suivante – celle des Successeurs –, et à leur tour, ces dix élèves eurent, dans certains cas, vingt ou trente étudiants originaires de divers pays et provinces. »[1]

Le professeur donne ensuite l’exemple d’un hadîth rapporté par Abû Hurayra dans lequel le Prophète ﷺ dit : « Lorsque l’un d’entre vous se réveille, qu’il ne mette pas sa main dans son assiette avant de l’avoir lavée trois fois, car il ne sait pas où était sa main durant son sommeil. » Le professeur Azami explique qu’au moins treize élèves d’Abû Hurayra ont transmis ce hadîth de lui : huit d’entre eux venaient de Médine, deux de Basra, un de Koufa, un du Yémen et un du Shâm. Seize savants ont également rapporté ce hadîth d’après les treize élèves d’Abû Hurayra : six d’entre eux étaient de Médine, quatre de Basra, deux de Koufa, un de Makkah, un du Yémen, un du Khurasân et un du Shâm.

Le professeur Azami explique ensuite pourquoi l’isnad nous donne une idée claire de la fiabilité et de l’authenticité de chaque hadîth. La caractéristique commune de bon nombre de hadîths, au début du 2ème siècle de l’Hégire, est ainsi le grand nombre de narrateurs originaires de provinces et de pays différents, comme nous l’avons vu dans l’exemple précédent. Il n’était donc guère possible à tous ces individus de se concerter afin de donner une forme et une signification similaires à la transmission d’un hadîth spécifique. Ainsi, si un hadîth particulier est transmis par autant d’individus avec une forme et une signification similaires, son authenticité ne peut être mise en doute si la fiabilité de ces personnes est confirmée par leurs contemporains. La pratique coutumière veut que si l’honnêteté d’un homme est prouvée par ses relations avec les gens, alors ses paroles sont acceptées comme une déclaration véridique – à moins que les faits ne prouvent le contraire. Quant aux individus des générations passées, avec lesquels il est impossible d’obtenir un contact direct et personnel, il est nécessaire de s’appuyer, dans une large mesure, sur le témoignage de sources contemporaines. La norme fixée par les savants du hadîth, dès la naissance de cette science, était que si quelqu’un avait menti dans sa vie personnelle, alors son hadîth n’était pas accepté – et ce, même s’il était considéré comme honnête dans sa transmission des hadîths. C’est ainsi que les experts de cette discipline critiquaient jusqu’à leurs propres pères, frères, amis et proches parents : il s’agissait sans doute des standards les plus élevés que l’on puisse fixer dans le cadre de la documentation de sources historiques. Il n’y a donc aucune raison valable de rejeter le témoignage des contemporains.

En outre, la science du hadîth offre encore d’autres raisons de satisfaire notre quête d’authenticité : à cet égard, une autre méthode visant à éprouver la fiabilité et l’honnêteté des rapporteurs de hadîths, dans certains cas, consiste à faire usage des références croisées et à recouper les paroles des érudits. Cette méthode a également été employée par les savants du hadîth dès la naissance de leur discipline.

Le professeur Azami expose ainsi les conditions de l’acceptation d’un hadîth attribué au Prophète ﷺ :

  1. Les conditions de l’acceptation d’un hadîth

Un hadîth doit répondre aux critères suivants pour être accepté comme une source juridique au sein de la Loi islamique :

  1. La continuité de la chaine de transmission (ittisal al-sanad):

La chaîne de narrateurs doit être ininterrompue pour que le hadîth soit acceptable – c’est-à-dire qu’aucun transmetteur ne doit manquer à la chaîne. En outre, chaque transmetteur doit avoir entendu le hadîth en question directement du transmetteur précédent. La connaissance de ce point est vérifiée à l’aide de la science biographique du hadîth.

  1. L’intégrité (‘adâla) des transmetteurs:

Elle est établie en vertu de leur observance extérieure de l’Islâm. En d’autres termes, l’on s’assure qu’ils pratiquaient ce qui est exigé d’eux par l’Islâm, et qu’ils n’étaient pas connus pour enfreindre des interdits. Là encore, cette condition préalable est vérifiée grâce à la science biographique du hadîth.

  1. La fiabilité de la mémoire des transmetteurs:

Il convient de vérifier, par la science biographique du hadîth, que chaque transmetteur avait une mémoire saine – ou que ses livres étaient exacts et que sa méthode de transmission consistait à lire les hadîths à partir de ses livres.

  1. La conformité du hadîth:

Il est important que le hadîth soit conforme aux hadîths similaires sur le même sujet qui disposent d’une plus forte authenticité. Cette conformité doit se retrouver tant dans la chaîne des transmetteurs que dans le texte. La non-conformité dans la chaîne de transmission, par exemple, peut survenir si l’un des transmetteurs présents dans la chaîne est différent par rapport à une version plus forte du même hadîth. La non-conformité dans le texte correspond à une divergence dans le sens du hadîth avec le hadîth plus fort.

  1. L’absence de défauts (‘illa) dans le hadîth:

Dans ce contexte, un défaut se définit comme une lacune cachée dans le hadîth qui lui enlève de son authenticité. Un hadîth qui présente un tel défaut est un hadîth qui semble initialement exempt de défauts mais dans lequel l’on découvre, après enquête, la présence d’un défaut. Le défaut peut se trouver dans la chaîne de transmission, dans le texte ou dans les deux.

  1. La classification des hadîths

Il existe deux types distincts de hadîths :

  1. Le hadîth récurrent, ou notoire (mutawâtir)

La certitude de ce type de hadîth est catégorique (qat’i al-thubût) : il n’existe aucun doute sur le fait qu’il provient effectivement du Prophète ﷺ. Quatre conditions doivent être remplies pour qu’un hadîth entre dans cette catégorie :

  • Au moins quatre personnes différentes doivent avoir narré le hadîth ;
  • Il doit avoir été impossible que ces quatre personnes (ou plus) se mettent d’accord sur un mensonge ;
  • Ils doivent avoir rapporté le hadîth de personnes similaires (les deux premières conditions étant applicables) depuis le début de la chaîne de transmission jusqu’à la fin de cette dernière ;
  • Leur narration du hadîth doit s’appuyer sur l’esprit et les sens, et non sur l’esprit uniquement, car l’esprit pourrait se tromper (en imaginant que quelque chose se soit produit).
  1. Le hadîth singulier (ahad)

Tout hadîth qui n’est pas notoire (mutawâtir) est appelé singulier (ahad). Cette catégorie est divisée en trois sous-groupes en fonction du nombre de narrateurs du hadîth :

  • Le hadîth reconnu (mashhûr) : il s’agit d’un hadîth qui a été rapporté par trois personnes (ou plus) dans la chaîne de transmission, mais qui n’arrive pas au rang du hadîth notoire (mutawâtir) ;
  • Le hadîth fort (‘azîz) : il s’agit d’un hadîth dans lequel il n’y a pas moins de deux narrateurs à chaque maillon de la chaîne ;
  • Le hadîth rare (gharîb) : il s’agit d’un hadith qui a été rapporté par une seule personne à un maillon de la chaîne de transmetteurs.

Le hadîth singulier est encore subdivisé en trois autres classifications relatives au début de la chaîne de transmission :

  • Le hadîth élevé (marfû’) : il s’agit d’un hadîth dont la chaîne de transmission débute par le Prophète Muhammad ﷺ;
  • Le hadîth suspendu (mawqûf) : il s’agit d’un hadîth dont la chaîne de transmission ne remonte pas au Prophète ﷺ, mais à l’un de ses Compagnons ;
  • Le hadîth interrompu (maqtû’) : il s’agit d’un hadîth dont la chaîne de transmission ne remonte qu’à un Successeur des Compagnons du Prophète ﷺ.

Le hadîth singulier est encore subdivisé en trois classifications relatives à son acceptation en tant que source de la Loi islamique :

  • Le hadîth authentique (sahîh) : il s’agit d’un hadîth qui satisfait aux cinq critères d’acceptation d’un hadîth ;
  • Le hadîth bon (hasan) : il s’agit d’un hadîth qui, comme le hadîth authentique, satisfait aux cinq critères – à l’exception du fait que le troisième critère, celui de la fiabilité de la mémoire des transmetteurs, n’est pas pleinement établi ;
  • Le hadîth faible (da’îf) : il s’agit d’un hadîth qui ne satisfait pas les cinq critères d’acceptation d’un hadîth. Le hadîth faible est classé en différentes catégories relatives au critère d’acceptation qui n’est pas respecté :
  • Une faiblesse dans le hadîth relative au manque de continuité dans la chaîne de transmission :
  1. Si la continuité est absente à la fin de la chaîne de transmission, le hadîth est considéré comme mu’allaq (« suspendu ») ;
  2. Si la continuité est absente au milieu de la chaîne de transmission, le hadîth est considéré comme munqati’ (« interrompu ») ;
  3. Si deux transmetteurs successifs (ou plus) manquent au milieu de la chaîne de transmission, le hadîth est dit mu’dal (« problématique ») ;
  4. Si le premier transmetteur, un Compagnon du Prophète, est absent de la chaîne de transmission, le hadîth est dit mursal (« transmis de manière incomplète »).
  • Une faiblesse dans le hadîth relative au manque d’intégrité (‘adala) des transmetteurs :
  1. Un hadîth inventé est dit mawdû’ (« forgé ») ;
  2. Si le matn (le texte) du hadîth a été transmis par un seul canal de transmission et que le transmetteur de ce hadîth ne satisfait pas au critère d’intégrité ou que sa mémoire n’est pas bonne, alors le hadîth est dit munkar(« rejeté ») ;
  3. Si un hadîth est transmis par quelqu’un qui a été accusé de mensonge et que ce hadîth n’est connu que par ce canal de transmission, alors le hadîth est dit matrûk (« abandonné ») ;
  4. Trois sous-groupes de hadîths faibles sont ainsi classés :
  • Le hadîth dit mudallas est celui qui contient une chaîne de transmetteurs « falsifiée ».[2] Il s’agit d’un hadîth que le transmetteur rapporte d’un autre transmetteur qu’il a rencontré, mais auprès duquel il n’a pas étudié, et dont il a pourtant transmis le hadîth d’une manière qui implique qu’il l’a entendu de lui.
  • La falsification relative aux enseignants (mudallas al-shuyûkh) : il s’agit d’un hadîth dans lequel le transmetteur appelle son professeur (shaykh) par des surnoms autres que ceux par lesquels il est connu.
  • La falsification relative aux noms des transmetteurs (mudallas at-tasmiya) : il s’agit d’un hadîth qui est transmis par un rapporteur faible, entre deux transmetteurs dignes de confiance qui se sont rencontrés, le transmetteur faible entre eux ayant été supprimé afin de ne pas être détecté.
  • Si l’un des transmetteurs du hadîth n’est pas nommé, alors le hadîth est dit mubham (« obscur »).

5. Si quelque chose a été ajouté à un hadîth, ce hadîth est dit mudraj (« interpolé »). Cette interpolation peut se trouver dans la chaîne de transmetteurs ou dans le matn.[3]

 

  • Une faiblesse dans le hadîth relative à l’imprécision de la mémoire des transmetteurs :
  1. Si un hadîth a été transmis par différents canaux de transmission faibles, aucun d’entre eux n’étant plus fort que les autres, alors il est dit mudtarib (« bancal ») ;
  2. S’il y a un changement dans la formulation du hadîth, ce dernier est alors dit soit musahhaf (« déformé »), soit muharraf (« interpolé ») ;
  3. S’il y a une inversion dans les mots de la chaîne de transmission (sanad) ou dans le texte (matn) du hadîth, alors ce dernier est dit maqlub (« inversé »).
  4. Si la faiblesse est due à la non-conformité d’un hadîth, ce dernier est alors dit shâdhdh (« étrange ») ;
  5. Si la faiblesse du hadîth est due à un défaut (‘illa), le hadîth est dit mu’all (« défectueux »).

Il convient de souligner ici que, dans la Loi islamique, seuls les hadîths authentiques (sahîh) et bons (hasan) sont utilisés pour en extraire des injonctions légales.

L’exposé du professeur Azami sur les conditions qui doivent être remplies dans le cadre de l’acceptation de tout hadîth attribué au Prophète ﷺ nous montre l’importance que les érudits ont accordée à la chaîne de transmetteurs et de rapporteurs. Les savants ont ainsi veillé à ce qu’aucun hadîth ne soit classé comme authentique s’il existait le moindre doute sur le fait qu’il provenait effectivement du Prophète ﷺ. Le perfectionnisme a en effet toujours imprégné cette branche de l’érudition islamique, et l’étude des hadîths s’est ramifiée en plusieurs domaines et disciplines exigeant la plus grande minutie de la part des savants les plus exceptionnels de la civilisation islamique. Comme nous l’avons déjà mentionné, la plus importante de ces disciplines fut peut-être celle que nous connaissons sous le nom d’al-jarh wa-l-ta’dîl.

Cette discipline s’intéresse à l’étude de la biographie, du caractère et du savoir de chaque rapporteur de hadîth, à travers chaque génération et dans chaque ville, depuis le moment où un savant du hadîth a établi sa propre classification jusqu’à l’époque du Prophète ﷺ. Les normes établies pour accepter ou rejeter un hadîth particulier étaient marquées par la plus grande rigueur : ainsi, les savants du hadîth pouvaient rejeter un rapporteur même s’ils savaient qu’il était un homme d’une grande piété et d’une grande intégrité, par exemple si sa mémoire était relativement faible, ou s’ils estimaient qu’il pouvait avoir transmis un récit sans être absolument certain qu’il était authentique. Dans un tel cas, ils classaient cet homme comme un homme bon et honorable, mais soulignaient également que son hadîth était « faible », ou d’une qualité inférieure.

Si un transmetteur était connu pour avoir commis ne serait-ce qu’une modeste erreur, ses récits étaient aussitôt jugés comme inacceptables. Par exemple, des histoires nous rapportent qu’un narrateur de hadîths fut rejeté parce qu’on l’avait vu conduire sa mule trop vite. À une autre occasion, un savant du hadîth se rendit à Basra pour y rencontrer des érudits de renom et, lorsqu’il se rendit chez l’un d’entre eux en espérant apprendre de lui les hadîths qu’il avait compilés, il le trouva en train de jouer aux échecs : il partit alors aussitôt, sans s’asseoir pour entendre le hadîth de sa part. Il convient de préciser ici qu’il n’y a rien de condamnable à jouer aux échecs ou à conduire une mule rapidement : aucune de ces activités n’est interdite, ni même déconseillée. Cependant, selon les normes très strictes des savants du hadîth, de telles choses ne convenaient pas aux bonnes manières de quelqu’un qui se consacrait à l’étude du hadîth.

Il existait alors plusieurs milliers de paroles et d’actions attribuées au Prophète ﷺ de manière authentique, mais bien plus encore lui avaient été faussement ou frauduleusement attribuées. Par conséquent, l’étude des transmetteurs et des narrateurs suggère qu’il existait une gigantesque masse de données biographiques relevant de la discipline d’al-jarh wa-l-ta’dîl. Le nom même de cette discipline indique sa délimitation formelle : al-jarh signifie, dans le contexte du hadîth et de ses rapporteurs, blâmer ou rejeter un transmetteur ; al-ta’dîl, à l’inverse, signifie classer un individu comme acceptable.

Pour mettre en lumière la conscience professionnelle dont firent preuve les spécialistes de cette discipline, il nous suffit de préciser que si un rapporteur était classé comme acceptable, aucune raison particulière n’était exigée pour cette classification : pour que quelqu’un obtienne une telle classification, il fallait en effet qu’il ait satisfait aux normes les plus élevées et les plus rigoureuses. En revanche, lorsqu’un individu était rejeté, une raison spécifique devait être fournie : à cet égard, il était du devoir du savant de préciser s’il avait rejeté le transmetteur parce qu’il savait qu’il s’agissait d’un menteur, ou parce qu’il était coupable de pratiques inacceptables d’un point de vue islamique, ou encore parce qu’il s’agissait de quelqu’un qui pouvait être aisément influencé par d’autres personnes qui n’avaient pas nécessairement à cœur les intérêts de l’Islâm.

Certains commettent une grave erreur en pensant qu’un tel volume d’étude biographique consistait simplement en des millions de notes sur les rapporteurs du hadîth et leur classification – et encore plus grave est l’erreur de ceux qui s’imaginent que le fait qu’aucun ordinateur ni imprimante n’ait été à la disposition des savants du hadîth implique que leur travail était nécessairement imparfait. En réalité, ceci signifiait seulement qu’ils devaient redoubler d’efforts et s’appuyer sur leur excellente mémoire, leurs écrits et leur travail acharné. De nos jours, grâce aux progrès technologiques, le résultat de siècles d’étude du hadîth est accessible à un bien plus grand nombre d’individus, et nous nous rendons compte que le niveau de perfection atteint par les érudits d’autrefois est bien plus admirable encore que nous n’aurions jamais pu l’imaginer. Ainsi, l’histoire qui va suivre nous donnera un aperçu du niveau de minutie académique qu’ils s’efforçaient d’atteindre.

Alors qu’al-Bukhârî était encore un jeune homme, il se rendit à Basra, en Iraq, et un jour, les croyants présents à la grande mosquée de la ville entendirent cette bruyante annonce : « ô savants, Muhammad ibn Ismâ’îl al-Bukhârî est arrivé ! » Ils se précipitèrent aussitôt à sa rencontre, et lorsqu’il eut achevé ses prières, ils lui demandèrent d’organiser une session de dictée : il s’agissait de la manière alors communément admise par les savants de faire circuler leurs livres. Al-Bukhârî accepta, et l’on annonça à nouveau dans la mosquée : « ô savants, Muhammad ibn Ismâ’îl al-Bukhârî est arrivé ; nous lui avons demandé de nous dicter (son œuvre), et il s’assiéra demain à cet endroit précis pour la dictée. »

Le lendemain, des milliers de savants, d’étudiants, d’hommes de savoir et de gens ordinaires se présentèrent à l’heure indiquée. Al-Bukhârî s’assit pour la séance, et il débuta ainsi son propos : « ô gens de Basra, je ne suis qu’un jeune homme et vous m’avez demandé de vous parler du hadîth. Je vais vous narrer un certain nombre de hadîths transmis par des gens de votre ville, qui s’ajouteront à ceux que vous possédez déjà – je veux dire qu’il s’agit de hadîths que vous ne connaissez pas actuellement. » Les gens se demandèrent bien entendu comment il pouvait être capable d’une telle chose, et al-Bukhârî commença par dire : « Il m’a été rapporté par ‘Abd Allâh ibn ‘Uthmân al-‘Atakî de votre ville, qui a dit qu’il en avait été informé par son père, d’après Shu’ba, d’après Mansûr et d’autres, citant Sâlim, qui cite Anas ibn Mâlik, selon lequel un Bédouin est venu voir le Prophète ﷺ et lui a demandé… » Al-Bukhârî leur rapporta alors le hadîth et conclut en disant à son auditoire : « Vous possédez ce hadîth avec une chaîne de transmission qui n’inclut pas Mansûr, mais qui inclut quelqu’un d’autre à sa place ; désormais, vous le possédez avec une autre chaîne de transmission. » Il continua ensuite à leur enseigner de nouvelles chaînes de transmission pour les textes des hadîths qu’ils connaissaient déjà, et ils en furent très heureux et tirèrent une grande satisfaction de cette séance.[4]

Nous comprenons ainsi que lorsqu’un hadîth possède différentes chaînes de transmission, ceci accroît son authenticité – à condition, bien entendu, que tous les narrateurs présents dans ces chaînes soient fiables et acceptables. Cette histoire nous montre que l’étude du hadîth et les différentes disciplines qui en découlent ont été cultivées avec un niveau de perfectionnisme rarement atteint dans l’érudition humaine. Elle nous apprend également la manière dont des érudits dévoués se sont méticuleusement mis au service du patrimoine des hadîths du Prophète ﷺ.

Chaque discipline d’étude, dans chaque branche du savoir, se développe au fil du temps jusqu’à atteindre sa pleine maturité. Comme nous l’avons déjà évoqué, les érudits du hadîth commencèrent ainsi à enquêter sur les rapporteurs lorsqu’ils se rendirent compte que certaines paroles étaient faussement attribuées au Prophète ﷺ afin de soutenir telle ou telle tendance politique ou sectaire. Cette méthodologie naquit au cours de la seconde moitié du premier siècle de l’Islâm ; et au fil du temps, la discipline d’al-jarh wa-l-ta’dîl se développa jusqu’à atteindre son apogée avec Yahyâ ibn Ma’în (158-233AH / 775-849) et Ahmad ibn Hanbal (164-241AH / 781-856).

Les savants du hadîth ne se limitèrent pas à l’étude des narrateurs et des transmetteurs : ils accordèrent également une grande attention au texte des hadîths – ce que l’on appelle en arabe le matn. En effet, leur préoccupation à l’égard des rapporteurs de hadîths ne se limitait pas à leur honnêteté, à leur intégrité et à leur bonne moralité : ces éléments sont importants, sans le moindre doute, mais les érudits du hadîth s’intéressaient aussi à l’exactitude de leurs récits.  Par conséquent, ils pouvaient rejeter des narrateurs qui étaient par ailleurs connus comme des hommes honnêtes, véridiques et pieux – simplement parce que leur narration était suspecte. L’Imâm Mâlik dit ainsi que parmi ses professeurs, il se trouvait soixante-dix hommes d’une grande piété à qui l’on aurait pu confier le trésor public, mais il ne transmettait pas un seul hadîth de leur part « car ils n’appartenaient pas à ce domaine du savoir ».[5]

Un transmetteur est ainsi classé comme « exact » après avoir comparé les textes des hadîths qu’il rapporte avec les mêmes hadîths rapportés par d’autres personnes déjà connues pour leur grande précision. Si ses récits concordent avec les leurs, il est alors considéré comme « précis » et « fiable » ; dans le cas contraire, sa narration est rejetée. Parmi les raisons de rejeter un hadîth se trouve ainsi le fait qu’un rapporteur fiable l’énonce d’une manière qui diffère de celle énoncée par un autre rapporteur plus fiable.

Les savants du hadîth ont établi cinq conditions relatives à l’acceptabilité d’un hadîth – dont deux s’appliquent à la chaîne de transmission, deux au texte, et une dernière à ces deux éléments. En outre, l’étude du hadîth s’est ramifiée en plusieurs disciplines, dont trois s’intéressent uniquement aux chaînes de transmission et trois aux textes.

Qu’est-ce qu’un athar ?

Le lecteur remarquera que certains hadîths sont précédés du mot athar, et qu’un second numéro leur est attribué. Selon les savants du hadîth, un athar est un texte énoncé par un Compagnon du Prophète ﷺ qui n’affirme pas explicitement l’avoir entendu de la bouche du Prophète. Ils considèrent toutefois qu’aucun Compagnon du Prophète ﷺ n’aurait pu prononcer une déclaration de nature religieuse sans l’avoir entendue directement du Prophète ﷺ – ou d’un autre Compagnon qui se trouvait auprès du Prophète ﷺ lorsque ce dernier l’a prononcée. Cependant, les Compagnons étaient très prudents avec les paroles qu’ils attribuaient au Prophète ﷺ, car ils craignaient de ne pas se souvenir avec exactitude de ce qu’il avait réellement dit : dans ce cas, afin de ne pas déformer les propos du Prophète ﷺ, ils ne lui attribuaient donc pas directement la déclaration. Les savants du hadîth ont toujours traité un athar comme un hadîth énoncé par le Prophète ﷺ – même si le Compagnon ne le lui attribue pas, pour les raisons que j’ai mentionnées.

Un athar possède également une chaîne de transmission allant du Compagnon du Prophète ﷺ qui l’a narré jusqu’à celui qui l’a rapporté au savant du hadîth qui l’a inclus dans son recueil. Par conséquent, nous devons traiter un athar de la même manière que les savants l’ont fait – c’est-à-dire comme un hadîth. Ainsi, lorsque nous utilisons le terme hadîth, il inclut également ce qui est décrit comme un athar.

Notes

[1] M. M. Azami, Hadîth Methodology and Literature, Indianapolis, 1977, p. 33-34.

[2] NdA (Note de l’Auteur) : Je pense toutefois que traduire mudallas par « falsifié » est problématique, car ce terme implique une action délibérée ; une meilleure traduction serait peut-être « confus ».

[3] NdA : Ces ajouts sont souvent des commentaires explicatifs de la part de l’un des narrateurs. Il peut aussi s’agir de cas où un narrateur mélange le texte du hadîth avec un commentaire d’un narrateur intermédiaire dont il a reçu le hadîth.

[4] Al-Khatîb al-Baghdâdî, Târîkh Baghdad, vol. 2, p. 15, cité par A. Alqada, Madrasat al-hadîth fî al-Basra, Amman, 1989, p. 443

[5] Qâdî ‘Iyâd, Tartîb al-Madârik, vol. 1, p. 123, cité par R. F. Abd al-Muttalib, Tawthiq al-Sunna fi-l-Qarn al-Thâni al-Hijri, Maktabat al-Khanji, Le Caire, 1981, p. 160.

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