Le feu et la foi – Prologue

Les premiers rayons du soleil émergent à peine de derrière les puissants sommets du Jabal ath-Thalj. Voilà une trentaine de minutes que la voix forte et mélodieuse des muezzins a déchiré le silence de la nuit, faisant écho de colline en colline — comme pour nous rappeler qu’ici, nous sommes encore les maîtres de nos âmes. La fraîcheur de la matinée, accentuée par la légère brise qui s’abat des montagnes, ne laisse en rien présager de la lourde chaleur qui s’abattra d’ici quelques heures ; quelques nuages hésitants embrassent le sommet des monts encore enneigés. En contrebas, la ville s’éveille déjà. Les croyants, je le devine, se dispersent dans les étroites ruelles depuis la grande mosquée, ouvrent leurs échoppes, emplissent peu à peu les cours, les marchés, les bains ; sans doute le muhtasib a-t-il pris le relais de la garde de nuit et entamé sa patrouille depuis peu. Par-delà les faubourgs, des cohortes de paysans se répandront bientôt dans la vaste plaine fertile pour entretenir ses rangées d’oliviers, ses jolis vergers, ses jardins luxuriants, ses bosquets d’orangers, de grenadiers, de citronniers, d’amandiers et ses parterres de fleurs qui s’épanouissent de part et d’autre des eaux du Shanîl — qui n’impressionnent plus guère personne à cette période de l’année. Ici et là, des haies de cyprès montrent la voie des plus belles demeures, des propriétés des princes et des nobles. Plus à l’ouest, surplombant le paysage, le palais d’al-Hamra — où vit mon sultan et neveu — impose sa majesté empreinte des mille et un mystères que semblent recéler ses murs couleur ocre, prolongés à l’horizon par les toits blancs de la colline d’al-Bayyâsîn, où s’affaire déjà avec entrain toute une foule d’artisans, de maçons, de vendeurs de rues et d’étudiants au rythme béni du dhikr des passants.

En un mot, la vie — ce pour quoi nous avons lutté de toutes nos forces et de toutes nos âmes. Et au-delà, au-delà des belles collines rouges parsemées de pins et de cèdres élancés comme autant de tours de garde de notre royaume, au-delà de ce que mon œil peut atteindre, ces terres que nous n’avons pas su, pas pu ou pas voulu défendre, ces terres qui m’ont vu naître, qui étaient autrefois les nôtres et où l’adhân n’a pas résonné ce matin ; plus loin encore, là où même l’imagination la plus audacieuse craint de s’aventurer, les interminables plaines de Castille — l’antre du Démon, dit-on ici — et le pays des Francs et d’autres froides et obscures contrées encore dont nous ne connaissons l’existence et le nom que par les récits des marchands et dont, pourtant, les plus farouches guerriers viennent parfois s’échouer sur nos rivages en quête de gloire et de butin.

L’air est frais et pur, la vue splendide, l’heure propice à la méditation. Tout le dilemme qui torture mon esprit semble pourtant se résumer dans cette scène à l’allure idyllique. Depuis plusieurs mois maintenant, depuis que la maladie m’a empêché de monter à cheval et même, bien souvent, de marcher, ces questions me taraudent à m’en faire perdre le sommeil. En avons-nous fait assez face à la terrible épreuve qui s’est abattue sur notre peuple ? Comment l’Histoire nous jugera-t-elle, quel regard nos descendants porteront-ils sur nous ? Et surtout, quel sera le jugement du Seul dont les édits soient réellement à craindre, quel sort me réservera-t-Il le Jour où il n’y aura d’autre ombre que la Sienne ? Qu’aurions-nous pu, qu’aurions- nous dû faire autrement ? Il arrive un temps dans la vie d’un homme, lorsque le crépuscule est plus proche que l’aube, lorsque le fracas des armes ne couvre plus l’esprit de sa frénésie, où ces interrogations existentielles ne peuvent manquer de s’imposer à sa conscience.

Tout est écrit, et rien ni personne ne peut échapper aux décrets du Très-Haut, me dis-je souvent pour mettre un terme à cette autopsie de ma vie, comme pour me dédouaner de ma part dans cette affaire. Mais ma responsabilité n’est pas celle d’un humble quidam emporté malgré lui par le torrent des vicissitudes du temps, de l’un de ces millions de pauvres hères écrasés par le poids de forces hors de leur portée, victimes expiatoires d’enjeux qui les dépassent. J’ai mené des bandes, puis des armées ; j’ai inspiré des hommes — et même des femmes — à combattre et à mourir ; j’ai capturé, défendu ou perdu des villes ; j’ai versé le sang à foison, peut-être plus qu’il n’en faut. J’ai donné et j’ai pris, et les cicatrices qui ornent avec un certain orgueil chaque parcelle de mon corps sont là pour en témoigner. J’ai connu et côtoyé les plus grands hommes de mon siècle, je n’en doute point. J’ai jeté mon destin dans les bras de Muhammad ibn al-Ahmar, j’ai festoyé à la table des fils du grand Salâh ad-Dîn, j’ai chevauché aux côtés de Baybars et de Sayf ad-Dîn Qutuz, j’ai croisé le fer avec Fernando de Castille et Louis de France et le grand khan des Mongols et tant d’autres que les énumérer donnerait à cet écrit l’allure de l’un de ces ennuyants et interminables inventaires de chroniqueur.

Mais qui suis-je, me direz-vous ? L’Histoire est écrite pour les sultans et les rois, par les savants et les prêtres ; elle recueille scrupuleusement les moindres faits et gestes des hommes de pouvoir, elle célèbre triomphalement leurs faits d’armes et leurs succès, mais elle ne retient pas — ou si peu — les noms de ceux qui les ont payés de leur sang ou de leurs membres, de leur vie ou de leur âme. Pire, elle n’a que mépris pour les incorruptibles, les idéalistes, les inclassables — et j’ai été, du moins me plais-je à le penser, l’un de ceux-là. Je ne m’en émeus guère : je n’espère qu’une seule récompense et ne crains qu’un seul châtiment — ceux du Très-Haut. L’on m’a désigné et connu par bien des noms, mais celui que mon père m’a donné est Mûsâ. Mûsâ ibn Ibrâhîm al-Azdî al-Bayyâsî al-Andalusî, et ceci est mon histoire.

C’est une histoire de foi, de passion et d’espoir. C’est l’histoire d’un homme et de son destin, fait de sang, de sueur et de larmes, de rage, d’amertume et de vengeance, mais avant tout d’amour — l’amour pour son Créateur, pour sa terre, pour les siens, car c’est, je crois, le seul sentiment qui, allié à une indéfectible et absolue confiance en l’Unique, puisse renverser des montagnes.

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