Ibn Hazm [Biographie]

Abû Muhammad ‘Alî ibn Ahmad ibn Sa’îd ibn Hazm naît à Qurtubah (Cordoue) en 384AH (994), sous l’ère du califat omeyyade, dans une influente famille de muladis, des musulmans arabisés d’ascendance ibérique – quoi qu’on lui attribue également une lointaine origine perse par le biais d’un affranchi du clan des Omeyyades de Damas. À la suite de son arrière-grand-père, Hazm, qui aurait été le premier de sa lignée à se convertir à l’Islâm, et de son grand-père qui a quitté leur domaine ancestral de la région d’Ishbîliyyah (Séville) pour rejoindre la cour omeyyade de Qurtubah (Cordoue), son père Ahmad, connu pour son érudition, sa probité et son goût de la rhétorique, est un ministre important à Madînat az-Zahrâ, la capitale flambant neuve du califat d’Occident, où il sert notamment le souverain Hishâm II et surtout l’homme fort d’al-Andalus, Muhammad ibn Abî ‘Amîr – plus connu sous le nom d’al-Mansûr. Dès son plus jeune âge, Ibn Hazm est donc un intime des cercles de pouvoir et de l’aristocratie andalouse et reçoit une excellente éducation, typique de cette ère d’apogée du savoir dans la péninsule ibérique, centrée sur la littérature arabe classique mais également les auteurs antiques grecs ou latins.

Après la disgrâce et la mort de son père, puis la révolution de Qurtubah (Cordoue), le siège de la capitale et sa mise à sac finale en 403AH (1013), Ibn Hazm, jeune orphelin de dix-neuf ans à peine, doit fuir la ville alors que sa maison familiale est démolie et sa famille dispersée dans une atmosphère apocalyptique. Un temps réfugié dans la ville côtière d’al-Mariyyah (Alméria), où il se fait connaître en tant que polémiste par sa passion précoce pour les débats et la dialectique, il en est à nouveau chassé en 407AH (1016) après avoir été arrêté et accusé de comploter en faveur d’une restauration de la maison omeyyade. L’heure est en effet à la naissance des taifas, ces petits émirats provinciaux, alors qu’Ibn Hazm continue à militer pour le renouveau de l’autorité califale et s’engage aux côtés de ceux qui peuvent légitimement y prétendre. Après quelques mois à Hisn al-Qasr (Aznalcazar), il rejoint ainsi Balansiyyah (Valence) pour tenter d’y soutenir la cause d’un nouvel Omeyyade, ‘Abd ar-Rahmân IV – sans grand succès, puisque l’homme est assassiné la même année, et Ibn Hazm emprisonné par les Berbères de Gharnâtah (Grenade) pour son rôle dans le mouvement pro-omeyyade. Libéré en 409AH (1019), il se rend secrètement à Qurtubah (Cordoue) pour quelque mission politique puis prend la route de Shâtibah (Xativa), où il aurait composé, en 412-3AH (1022), son plus célèbre ouvrage – « le Collier de la Colombe ». À mi-chemin entre le militant, le courtisan et l’homme de lettres, Ibn Hazm partage alors son temps entre l’activisme politique et les joutes poétiques et oratoires. De retour à Qurtubah (Cordoue) après le retour temporaire au pouvoir des Omeyyades, il y entre au service du calife ‘Abd ar-Rahmân V en tant que ministre, mais le souverain est vite détrôné par une révolte populaire en 415AH (1024), et Ibn Hazm connaît à nouveau, bien malgré lui, les affres de l’emprisonnement…

Lorsqu’il retrouve la liberté, notre auteur comprend semble-t-il que les espoirs d’une restauration du califat omeyyade sont vains et décide donc de dévouer toute son énergie à l’étude et à l’écriture – une activité érudite à travers laquelle il poursuit son combat, cette fois par la plume, et dans laquelle il perçoit sans doute une autre façon, peut-être plus profonde, de lutter pour ses convictions et ramener l’ordre dans un monde qu’il a toujours perçu comme chaotique. À compter de ses trente ans, donc, Ibn Hazm se consacre exclusivement, et passionnément, aux choses de l’esprit – et notamment aux sciences islamiques. Après avoir étudié la jurisprudence (fiqh) malikite de manière intensive auprès du grand fâqih Ibn Dahhûn et le hadîth en compagnie du célèbre érudit Ibn ‘Abd al-Barr, il s’intéresse un temps à l’école shafi’ite avant, enfin, de se tourner vers le zahirisme, une méthodologie juridique à laquelle il restera fidèle jusqu’à sa mort. Entre 418AH (1027) et 420AH (1029), il enseigne ainsi la doctrine zahirite à la grande mosquée de Qurtubah (Cordoue), aux côtés de son maître Abû al-Khiyâr de Shantarîn (Santarem) ; dénoncé par ses opposants malikites, il en est toutefois banni et interdit d’enseignement par le grand qâdî de Qurtubah (Cordoue), avec l’approbation du dernier calife omeyyade Hishâm III – une nouvelle péripétie après laquelle Ibn Hazm s’installe à nouveau à al-Mariyyah (Alméria), où il vivra près d’une décennie.

Deux ans plus tard, la dynastie omeyyade de Cordoue s’effondre définitivement en 422AH (1031) ; après l’âge d’or du califat, al-Andalus entre alors de plain-pied dans l’ère des taifas – une période de division et de décadence politique et militaire, mais aussi d’ébullition culturelle et artistique. Alors que l’immense majorité de ses confrères sombrent dans la léthargie face à ce choc historique d’une violence sans précédent et se contentent de se lamenter – ou pire, apportent une caution islamique à cet état de fait –, Ibn Hazm, lui, refuse de plier le genou face à la fatalité et opte pour une voie bien plus périlleuse – et sans retour : la lutte intellectuelle pour le renouveau moral, spirituel et politique d’al-Andalus. Ses talents littéraires lui auraient sans nul doute ouvert la voie d’une splendide carrière au service d’un généreux souverain fantoche, s’il avait consenti à se montrer plus conciliant ; lui n’en a cure et met sa plume acerbe et cinglante au service d’une critique radicale du système islamiquement bancal né de la chute des Omeyyades, qui sème le chaos dans le pays et ouvre grand la porte aux envahisseurs venus du Nord… Amateur de pamphlets tranchants, Ibn Hazm comprend avant tout le monde que ce qui se trame est la survie même de l’Islâm en sa patrie et n’épargne aucune saillie verbale pour marquer les esprits de ses contemporains et leur faire prendre conscience de l’urgence de la situation. Un fameux dicton populaire vient même couronner cet incessant militantisme de la plume : « La langue d’Ibn Hazm est la sœur jumelle de l’épée d’al-Hajjâj. » D’autant qu’il n’hésite pas à s’engager également dans d’innombrables débats avec les élites intellectuelles de son temps, des joutes verbales durant lesquelles son sens minutieux de l’analyse et de l’observation autant que son souci de la clarté de ses positions et son intégrité dogmatique font des merveilles et impressionnent son auditoire.

Cet activisme sans concession lui vaut néanmoins une vie de « vagabond intellectuel », marquée par les exils forcés, les séjours en prison, les bannissements et les péripéties en tout genre. En 430AH (1038), Ibn Hazm doit ainsi quitter le continent pour trouver refuge sur l’île de Mayûrqah (Majorque), où il est invité à la cour de Mujâhid al-‘Amirî par son secrétaire Ibn Rashîq, qui lui assure sa protection et le tient en haute estime intellectuelle. C’est notamment là qu’Ibn Hazm rencontre celui qui restera son plus grand disciple : le juriste, poète et biographe Abû ‘Abd Allâh al-Humaydî, natif de l’archipel qui prendra plus tard la route de l’Iraq. Après une dizaine d’années sur l’île, Ibn Hazm en est à nouveau expulsé en 440AH (1049) et revient dans la péninsule, où il s’installe d’abord à Dâniyyah (Dénia), puis à Ishbîliyyah (Séville) ; là, son attachement toujours ancré à la légitimité du califat omeyyade et son refus de reconnaître la famille régnante des Banû ‘Abbâd lui valent de nouveaux déboires, dont un célèbre autodafé public de ses ouvrages, sur l’ordre du prince al-Mu’tadid, auquel Ibn Hazm répondra laconiquement : « Vous pouvez brûler du papier, mais vous ne pouvez brûler son contenu, car il reste en mon cœur et en mon esprit ! » Enfin, après plusieurs décennies de voyages en terre andalouse et de controverses religieuses et politiques, Ibn Hazm connaît son dernier exil et se retire en son domaine familial de Manta Lîshâm (Montija), entre Ishbîliyyah (Séville) et Walbah (Huelva) : c’est là qu’il rendra l’âme, après avoir passé ses dernières années banni sur la terre de ses ancêtres, sur l’ordre d’al-Mu’tadid, qui lui interdit d’enseigner et menace de châtier sévèrement quiconque se rendra auprès de lui pour étudier – des pressions politiques qui, évidemment, n’empêcheront pas Ibn Hazm de continuer à écrire, envers et contre tout, et à transmettre son savoir à une poignée d’élèves intrépides venus secrètement des quatre coins d’al-Andalus ainsi qu’à ses propres fils, dont le plus célèbre, Abû Râfi’ al-Fadl, entrera plus tard au service d’al-Mu’tamid, le fils d’al-Mu’tadid, avant de tomber martyr à la bataille de Zallâqa aux côtés de Yûsuf ibn Tâshfîn, en 479AH (1086).

Malgré cet activisme politique de premier ordre, Ibn Hazm n’est pas qu’un militant : salué par adh-Dhahabî comme « l’imâm hors pair, l’océan des sciences et des disciplines, juriste, maître du hadîth, savant du kalam, homme de lettres, maître zahirite et auteur prolifique », ce grand érudit et polymathe est aussi un juriste, un poète, un historien, un théologien et un philosophe célèbre pour sa productivité littéraire, sa maîtrise des moindres subtilités de la langue arabe, son savoir encyclopédique, ses œuvres pionnières et son mode de vie d’ascète. L’ouvrage d’Ibn Hazm qui connaîtra la plus grande postérité est ainsi une œuvre sur l’art de l’amour qu’il a paradoxalement rédigée au plus fort de la fitna andalouse, comme on l’a vu : Tawq al-Hamâmah, « le Collier de la Colombe », un traité à la prose exquise et raffinée qui ne manque pas de rappeler l’amour courtois en vogue dans l’Occident médiéval. D’une nature solitaire, enclin à la mélancolie et désabusé par l’Homme voire cynique, il n’en démontre ainsi pas moins à travers ses écrits une compréhension sensible et profonde des relations humaines et des sujets du cœur, qu’il s’agisse de morale et d’éthique, de philosophie ou même de psychologie.

Non-conformiste au possible, opposé à toute interprétation allégorique des Textes, Ibn Hazm défend également l’approche juridique zahirite – une méthodologie littéraliste qui rejette toute forme de raisonnement déductif pour ne s’appuyer que sur le Qur’ân, la Sunna et le consensus des Compagnons, comme on le verra dans l’ouvrage ici traduit – au cœur du bastion de l’école malikite qu’est alors al-Andalus. Si ses idées en la matière ne connaissent alors guère de succès en son pays, il devient sans nul doute la plus célèbre référence du zahirisme à travers l’Histoire, une distinction qui lui vaut de nombreux démêlés avec ses confrères, et notamment une célèbre controverse intellectuelle avec le savant malikite et ash’arite Abû al-Walîd al-Bâjî – avec qui Ibn Hazm en viendra au moins une fois aux mains lors d’une assemblée publique. C’est que sa puissante personnalité, l’originalité proverbiale de ses travaux, son individualisme certain, à travers la défense du droit à diverger de l’avis de la majorité, et sa doctrine zahirite, avec son opposition à toute extension du domaine de la Loi au-delà des Textes et du consensus, l’amènent à rejeter une bonne partie des structures et institutions religieuses telles qu’elles existaient en son temps – et donc naturellement, à se trouver relativement isolé sur la scène intellectuelle… Ce qui n’empêchera pas son œuvre-maîtresse en ce domaine, la véritable encyclopédie al-Muhallâ, de demeurer, jusqu’à nos jours, l’un des ouvrages de jurisprudence comparative les plus réputés.

Hautement respecté dans le domaine du hadîth, Ibn Hazm s’illustre également dans des disciplines très pointues des sciences islamiques. Malgré les nombreuses inimitiés qu’il s’acquiert tout au long de sa carrière longue et mouvementée, il est ainsi impossible d’ignorer l’ampleur de l’érudition de l’Andalou : il est alors si fréquemment cité en sa patrie – et au-delà – que la phrase « Ibn Hazm a dit » devient, semble-t-il, proverbiale ! Polymathe comme l’époque savait en produire, il s’essaye également avec un certain succès à la médecine, sujet sur lequel il rédige une dizaine d’ouvrages, et conçoit un cursus d’enseignement standardisé qui couvrirait, en cinq ans, l’ensemble des connaissances nécessaires à l’Homme, de la langue aux sciences en passant par les choses de la Religion. Ibn Hazm est aussi assez largement reconnu comme le père de la discipline des études religieuses comparatives à travers son Kitâb al-Milal wa-n-Nihal (« le Livre des Sectes et des Croyances »), véritable chef-d’œuvre et modèle du genre. Première étude systématique de l’ensemble des communautés religieuses et philosophies de son temps, l’ouvrage impressionne aujourd’hui encore par ses détails historiques minutieux : Ibn Hazm y aborde également les sectes d’inspiration musulmane, dont le chiisme. Dans une optique de défense de la Foi, il n’hésite pas non plus à recourir à la logique et à la raison, selon lui nécessaires pour préserver les enseignements authentiques de l’Islâm des nombreuses déviances apparues en son temps. Et Ibn Hazm ne rechigne pas à se lancer dans la polémique interreligieuse plus directe : ainsi d’une réfutation magistrale à l’égard de l’ouvrage d’un juif qui avait prétendument démontré les contradictions et inconsistances du Qur’ân.

Lorsqu’il rend l’âme en 456AH (1064), Ibn Hazm laisse un impressionnant patrimoine de près de quatre cents ouvrages à la prose habile, totalisant quatre-vingt mille pages écrites de sa main sur un éventail de sujets aussi divers que la jurisprudence et la logique, l’histoire et l’éthique, la langue arabe et les arts, la théologie et les mathématiques ou encore la poésie et la médecine. Et si seules une quarantaine de ces œuvres ont survécu jusqu’à nos jours, et que ses avis juridiques et interprétations théologiques sont loin de faire l’unanimité, elles n’en font pas moins de lui l’un des penseurs et savants les plus influents de la civilisation islamique dans son ensemble. C’est qu’à travers sa vision du monde à l’acuité façonnée par la tragédie, l’immense visionnaire que fut Ibn Hazm avait montré la voie à des générations entières : l’avenir devait d’ailleurs lui donner raison moins de trois décennies après sa mort, lorsque ses confrères andalous, enfin revenus à leurs sens, appelleraient le pieux Yûsuf ibn Tâshfîn à venir détrôner leurs roitelets au nom du bien supérieur de l’Islâm et des musulmans… Et nombre d’autres valideraient par la suite ses plus brillantes et radicales intuitions. Mais nul n’est prophète en son pays ni en son temps, et c’est dans une relative obscurité que décéderait Ibn Hazm, loin des ors du pouvoir sous lesquels il avait grandi, après avoir connu toutes les tribulations de la fitna, les persécutions politiques, la censure, l’emprisonnement, l’exil et les incessantes diffamations – des épreuves qu’il n’avait subies que pour la cause qu’Allâh avait enracinée en sa poitrine et à laquelle il avait dédié son existence tout entière : la défense de l’Islâm, de sa Foi et de sa Loi, et la lutte contre sa dissolution en terre andalouse.  

Son engagement sans compromis et sans peur, sa proverbiale irrévérence à l’égard des élites et des autorités de son temps, sa vigoureuse exhortation à revenir à la pureté du modèle prophétique autant qu’à rejeter le formalisme sclérosé font ainsi sans conteste de son intrépide Jihâd de la plume, de l’esprit et du savoir un modèle d’engagement politique et intellectuel en Islâm. L’ampleur de ses travaux et sa contribution globale au savoir tout à fait exceptionnelle font en tout cas d’Ibn Hazm un savant d’une stature intellectuelle similaire à al-Ghazâlî ou Ibn Taymiyya – quoi que l’étude de ses œuvres n’ait pas connu le même succès que ces deux grands noms, puisqu’elles ont souvent été ignorées ou négligées en raison des positions jugées trop « radicales » de leur auteur et des cinglantes critiques formulées à l’encontre de ses opposants.

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