À l’ombre des épées

[Extrait de : ‘Le roman des Andalous’, ‘Issâ Meyer]

Au 13ème siècle, les gens du Nord ne sont plus vraiment les peuples presque primitifs qu’ils étaient quatre cents ans plus tôt, lorsqu’ils s’abattaient à peine de leurs rudes montagnes asturiennes sur les plaines de la vallée du Douro. Depuis au moins deux siècles, le commerce a réapparu, une timide urbanisation s’est engagée et les souverains de Castille et d’Aragon se font mécènes ou savants. (…) L’implication croissante de l’Église et de ses réseaux d’érudits à travers l’Europe joue naturellement un rôle dans cette renaissance des arts et des lettres qui se fait notamment à travers la découverte de l’héritage romain et l’intensification des liens avec le reste de la chrétienté médiévale, mais un autre élément est spécifique à la péninsule ibérique : la transmission du savoir de la civilisation islamique. Dans cette sorte de grande zone-frontière entre la chrétienté d’Occident et le monde musulman, la proximité physique et la familiarité entre les protagonistes permettent, au-delà des conflits armés, des échanges culturels et des influences qui ne sont guère possibles ailleurs en Europe. C’est notamment de là que se diffuse l’usage du papier vers des catholiques qui ne connaissaient jusqu’ici que le parchemin : les fabriques de Shâtibah (Xativa), conquises par l’Aragon lors de leur offensive contre Valence, approvisionneront bientôt toute la Méditerranée occidentale. L’art de vivre très raffiné des Andalous est particulièrement apprécié de leurs bourreaux et conquérants : les rois d’Aragon se font compiler des recettes arabes, les nobles castillans se parent de soies et de caftans « maures », les rudes chevaliers chrétiens se prennent de passion pour les échecs – un loisir importé d’al-Andalus, qui l’avait elle-même importé d’Orient – et même pour l’art du hammâm – quoi que l’Église n’apprécie que très peu ces plaisirs trop sensuels à son goût. Les femmes castillanes se parent parfois de l’almalafa, la version péninsulaire du niqâb, ou couvrent leur visage d’une mantille noire à la mode mauresque, et la fascination chrétienne pour les motifs artistiques et les styles architecturaux andalous culmine dans « l’art mudéjar », dont l’Alcazar de Séville est sans doute le chef-d’œuvre, et que l’on retrouvera jusqu’aux Amériques. Durant les dernières années de la Conquista, un visiteur d’Europe centrale s’indignera ainsi que le roi Henri IV de Castille « boive, mange et s’habille à la manière des païens ». 1

Le fils de Ferdinand III, Alphonse X de Castille, est sans aucun doute le souverain qui incarne le mieux ce nouvel état d’esprit de royaumes qui se permettent désormais de consacrer une partie de leurs énergies à autre chose que la guerre. Roi-savant à l’image d’al-Hakam II et Abû Ya’qûb Yûsuf, poète d’un certain talent à la manière des rois de taifas, il entretient une cour cosmopolite et tournée vers le savoir où se côtoient Juifs, musulmans et chrétiens, tous employés et supervisés par ses soins pour traduire de l’arabe et de l’hébreu vers le latin et surtout le castillan les grands écrits arabo- musulmans – sciences, médecine, philosophie, conseils de gouvernance. Passionné par l’univers, il parraine aussi la publication des Tables d’Alphonse – des tables astronomiques qui sont réalisées sur la base des calculs de l’astronome andalou az-Zarqâlî. C’est lui qui pose les bases de la langue espagnole moderne en encourageant le développement des sciences, des lettres, de l’enseignement, du droit et de l’administration en castillan, alors que le latin dominait jusqu’ici les choses de l’esprit. Dans son Siete Partidaspremier code de lois en langue locale, il propose le système judiciaire le plus cohérent et complet de l’Europe médiévale et codifie même les règles et valeurs de la chevalerie. Si l’homme est évidemment un croisé – il racontera avoir vu l’apôtre Jacques sur un cheval blanc mener une légion d’anges au-dessus de ses armées contre Grenade –, l’on voit aussi dans son « Livre des Jeux » – un ouvrage arabe qu’il fait traduire et illustrer – un noble musulman et un chevalier chrétien jouer ensemble aux échecs en ayant laissé leurs lances à l’extérieur de la tente. La même ambivalence s’applique ailleurs : sa Cronica General et sa General Estoria, deux ouvrages majeurs dans lesquels il promeut une vision historique très idéologique de l’Espagne chrétienne, s’appuient partiellement sur des sources arabes.

Alphonse X a perpétué et s’est inscrit dans une tradition qui l’a précédé : l’école des traducteurs de Tolède. Sur le modèle inversé de Cordoue, où les califes omeyyades avaient parrainé la traduction d’ouvrages vers l’arabe, Tolède est en effet devenue après sa chute aux mains des Castillans le centre d’un effort de traduction massif de l’arabe vers le latin. Là, dans ce point de contact privilégié entre civilisations où coexistent des communautés de langues et de cultures différentes et où vivent surtout nombre de chrétiens arabophones, les conquérants ont hérité de vastes bibliothèques qui contiennent tous les textes classiques du patrimoine de la Grèce antique – quasi-perdus ou du moins inaccessibles en Occident depuis la chute de Rome, alors qu’ils étaient bien connus des Andalous – mais aussi la quasi-totalité de la production scientifique de la civilisation islamique depuis cinq siècles. Dès 519AH (1125), l’évêque Raymond de Sauvetat, un moine bénédictin français originaire de Gascogne, y a dédié une partie de la cathédrale à l’activité d’un groupe de travail pour lequel il a recruté des traducteurs parmi les Mozarabes de la région mais aussi des intellectuels juifs, des moines de Cluny et même certains érudits musulmans restés sur place. Le plus actif de ces hommes est sans conteste le savant italien Gérard de Crémone, qui s’est rendu sur place et a appris l’arabe dans le seul but de traduire l’Almageste de Ptolémée – une somme de connaissances antiques en matière d’astronomie et de mathématiques. Et il ne s’est pas arrêté là ; des plus prolifiques, il a produit pas moins de quatre-vingt-sept traductions depuis l’arabe : des travaux grecs dans leur version arabe – Euclide, Archimède ou Aristote – comme des travaux spécifiquement issus du monde musulman – al-Fârâbî, al-Khwârizmî, ar-Râzî, Ibn Sînâ, al-Kindi, Ibn al-Haytham, az-Zahrâwî ou Ibn Aflah. Mais Gérard de Crémone n’est pas le seul – loin de là. L’on traduit alors tout, absolument tout: astronomie, mathématiques et médecine – les trois disciplines scientifiques où les musulmans sont les plus avancés et dont les Européens sont très friands – mais aussi chimie, zoologie, botanique, optique, art de la politique, éthique, architecture. L’on découvre les meilleures méthodes de fabrication des horloges et des astrolabes, la sagesse des Indiens ou des Perses, la philosophie des Grecs agrémentée des commentaires des penseurs arabo-musulmans ou judéo-andalous ; en bref, l’on siphonne littéralement tout ce qu’al-Andalus, l’un des fleurons de la civilisation la plus brillante de l’époque, a accumulé comme patrimoine intellectuel en un demi-millénaire de bouillonnement de l’esprit. 2 Par l’intermédiaire de la Perse, Bagdad, Cordoue et enfin Tolède, un recueil de contes et de fables comme le célèbre Kalîla wa-Dimna, originellement écrit en sanskrit pour un roi indien, peut ainsi atteindre les cours chrétiennes d’Occident – près d’un millénaire après sa rédaction. Des hommes en quête de savoir, souvent de futurs cardinaux ou conseillers des princes, viennent des lointaines contrées que sont l’Écosse, l’Angleterre ou l’Allemagne pour s’abreuver de ces connaissances restées si longtemps inconnues à la chrétienté d’Occident. À la bibliothèque de Tolède, d’une ampleur inédite pour l’Europe catholique d’alors, ces chercheurs exhument les travaux les plus pointus de ce temps, apprennent l’arabe littéraire et l’hébreu, déchiffrent les manuscrits et transcrivent cet immense corpus en latin, une langue dans laquelle cette masse de savoir se fraiera ensuite un chemin jusqu’au cœur des meilleures universités du Vieux Continent.

Sous Alphonse X, Tolède connaît encore un regain d’activité : directement financé par la couronne de Castille, ce pôle du savoir attire maintenant les plus fins érudits – et surtout astronomes – d’Europe par les bourses alléchantes que le roi-érudit accorde aux volontaires. L’on fait aussi évoluer la méthodologie : alors qu’auparavant le travail se faisait à plusieurs mains, une méthode qui impliquait nécessairement des imprécisions, les traducteurs doivent désormais être des experts maîtrisant parfaitement à la fois l’arabe, le latin et le castillan ; leur œuvre personnelle est ensuite revue par plusieurs correcteurs, dont le souverain lui-même qui écrit parfois une introduction, ce qui encourage le débat intellectuel. Alphonse veut toucher un public plus large que les seuls locuteurs du latin – alors un cercle très restreint d’hommes d’Église et de lettres – et insiste donc sur la traduction directe dans la langue de son royaume. Irrigué par les si nombreux apports de mots arabes – environ quatre mille, soit 8% de son vocabulaire moderne –, le castillan s’élève et se rationalise pour devenir peu à peu la langue d’un État impérial sophistiqué qui règnera bientôt sur une bonne partie du monde. Les termes scientifiques et techniques arabes se répandront même bien au-delà des Pyrénées, à l’image des fameux « algèbre », « alchimie » ou « algorithme ». Les Juifs de la péninsule sont toujours aussi présents : appréciés d’Alphonse X pour leur maîtrise des langues et leurs compétences intellectuelles, ils font également office de médecins de la cour, à l’image de Yehuda ibn Moshe. Mais à la mort d’Alphonse, son fils Sancho IV – un croisé assez bourru qui s’était d’ailleurs soulevé contre lui – démantèle presque aussitôt l’école de Tolède. Le nouveau roi, très populaire auprès de la noblesse guerrière et du peuple, semble mieux représenter l’âme castillane d’alors que son érudit de père : « Le Maure n’est qu’un chien », répète-t-il ainsi en forme de dicton ; « ce que le chrétien considère comme un péché, il le tient pour bénéfique ; et ce que nous pensons bon pour notre salut, il le tient pour une chose coupable. » 3 Malgré le départ des traducteurs vers d’autres cieux plus accueillants et surtout de plus généreux mécènes, notamment en Italie, le gigantesque transfert de savoir qui s’est opéré dans la péninsule ibérique – mais aussi en Sicile, à la cour de rois normands très arabophiles – sera un facteur crucial dans le développement intellectuel de l’Occident. Par la transmission du patrimoine classique grec et des commentaires des musulmans – d’Orient ou d’al-Andalus – et par la découverte des connaissances du monde alors si avancées au sein de la civilisation islamique, cette influence irriguera presque toutes les disciplines de la pensée latine médiévale et contribuera très largement à la renaissance scientifique de l’Europe au cours des siècles suivants.

Précisons que si les érudits catholiques ne peuvent masquer une admiration certaine pour la vigueur intellectuelle et scientifique des adeptes de l’Islâm, cela ne signifie évidemment pas que l’on vit une ère de compréhension interculturelle. L’Occident en marche vers la domination mondiale cherche le savoir où il est, sans scrupule, pour en nourrir sa propre croissance et l’utiliser à son profit exclusif. Si l’on traduit le Qur’ân, par exemple, ce n’est naturellement pas pour le méditer dans une démarche sincère mais pour tenter de « disséquer ses erreurs », selon les mots de l’abbé de Cluny ; dans sa préface d’une autre traduction, l’archevêque de Tolède veut expliquer « comment Muhammad a séduit des peuples barbares avec des illusions fantastiques. » 4 Malgré des fantasmes assez répandus sur la nature chevaleresque du cavalier maure et surtout sur ses femmes, ces Mauresques énigmatiques et voilées jusqu’aux yeux que les ballades populaires célèbrent, l’heure est surtout à la haine religieuse irrationnelle et au violent mépris de l’autre : « Sarrasins », « Hajarites » 5 ou « ennemis de Dieu », les polémiques à leur sujet sont légion et circulent dans tous les royaumes du Nord, grands producteurs et très friands de cette littérature qui exalte la supériorité vertueuse de la chrétienté sur des « Maures » parés de tous les vices. Sans trop d’égards pour la réalité des faits, l’on fustige la cruauté et la sauvagerie de ces « barbares » face à la civilisation et à la rationalité supposées des gens du Nord… Une prétention qui ne résiste toutefois guère à l’épreuve du réel, tant la supériorité culturelle d’al-Andalus sur ses rustres voisins est alors frappante. Dans l’un des ouvrages historiques édités par Alphonse X, l’un des chroniqueurs castillans ne peut justement s’empêcher de s’émerveiller devant les splendeurs de Séville après sa conquête : « Il n’y a pas de ville mieux arrangée et plus harmonieuse dans le monde ! » 6

Notes

  1. Léon Rosmithal, cité par J. Garcia Mercadal dans : ‘Viajes de Extranjeros por Espana’.
  2. Les fameux « chiffres arabes » – en réalité, transmis depuis l’Inde, via Bagdad – sont également arrivés dans l’Europe chrétienne par cet intermédiaire – et plus particulièrement par la personne de deux vulgarisateurs : Gerbert d’Aurillac, futur Pape, qui avait étudié à Barcelone et très probablement visité Cordoue ; et deux siècles plus tard, le mathématicien italien Léonard Fibonacci, qui avait étudié à Béjaïa auprès d’érudits musulmans avant de propager la méthode de numération décimale à Pise.
  3. Cité par Richard Fletcher dans : ‘Moorish Spain’.
  4. Cité par Matthew Carr dans : ‘Blood & Faith’.
  5. Les musulmans sont alors fréquemment désignés par ce terme qui désigne les descendants de Hâjar – la seconde épouse d’Ibrâhîm et mère d’Isma’îl.
  6. Primera Crónica General de España, cité par Matthew Carr dans : ‘Blood & Faith’.

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