Érudites andalouses

[Extrait de : ‘Le roman des Andalous’, ‘Issâ Meyer]

Une autre particularité de la société andalouse – dans l’Europe médiévale, mais non dans la civilisation islamique où la chose est alors courante – tient à la place des femmes dans cet effort intellectuel. Jouissant de droits, d’une sécurité et d’un accès à la connaissance inconnus de leurs contemporaines chrétiennes, elles ne sont en effet pas seulement admises dans cette entreprise qui vise à l’excellence civilisationnelle sous la bannière de l’Islâm : elles en sont, bien souvent, les rouages voire les moteurs indispensables. 1 Copistes, muhâddithât (savantes du hadîth), calligraphes, poétesses, traductrices, juristes, secrétaires de palais ou conteuses, elles peuplent, par milliers, les chancelleries omeyyades et les assises de science, tiennent la haute main sur la poésie et les arts, rapportent et enseignent hadîths et œuvres des plus grands savants de l’Islâm à de nombreux étudiants et en viennent même, parfois, à dépasser leurs maîtres dans le savoir. Les femmes prennent toute leur place dans l’administration par leur maîtrise reconnue de l’art de la calligraphie, qui leur permet notamment de maintenir les registres officiels ; al-Andalus est aussi une terre de grandes poétesses, où elles brillent par leur maîtrise de la langue arabe et des belles- lettres. Souvent issues de familles elles-mêmes éduquées, filles de juges islamiques, de savants ou de professeurs de Qur’ân, elles s’insèrent presque naturellement dans le système de transmission de la connaissance alors fondé sur une relation particulière entre l’étudiant et le maître. Dans un contexte marqué par l’obligation islamique de l’éducation des enfants dans les choses de la religion, les jeunes filles ne sont aucunement discriminées : bien au contraire, à travers l’exemple des élites politiques et spirituelles, transmettre cet amour du savoir à ses filles est alors une pratique non seulement socialement acceptable, mais hautement méritoire. Comme tout jeune musulman, elles apprennent d’abord le Qur’ân par la méthode classique de mémorisation par cœur. À travers l’étude du Livre saint, elles découvrent également les nuances et subtilités de la langue arabe et de l’exégèse coranique. Chez elles ou à la mosquée, elles bénéficient d’une instruction essentiellement orale, bien que l’usage de supports écrits par les maîtres tende à s’y répandre avec l’âge. La poursuite de leurs études et de cette recherche de la science hors de leur foyer leur est également très largement permise, et il est commun que des femmes voyagent sur des distances alors assez considérables pour étudier auprès d’enseignants et de professeurs reconnus choisis par leurs soins, tout au long d’un cursus façonné à leur guise. Elles s’engagent souvent dans des champs intellectuels similaires aux hommes, avec toutefois une prédilection marquée pour la poésie et les sciences de la langue arabe ainsi que l’étude du Qur’ân. Au terme de ces études, elles reçoivent, comme leurs homologues masculins, des ijâzas en bonne et due forme, Graal du savoir en terre d’islâm qui atteste de leur maîtrise du sujet ou de l’œuvre en question et surtout de leur capacité à l’enseigner correctement, véritable contrat social et intellectuel qui lie celui qui le détient à une tradition multi- séculaire. À leur tour, elles peuvent donc fonder leurs propres cercles de science et transmettre ces ijâzas à leurs étudiants, souvent nombreux. Propre à la civilisation islamique, cette forme active d’apprentissage implique ainsi que le porteur – ou la porteuse, en l’occurrence – du savoir le transmette à son tour et renforce et valide, par l’échange, une société fondée sur l’éducation et la connaissance. Loin d’être isolées et confinées, les femmes musulmanes d’al- Andalus sont donc l’une des charnières de ce système éducatif par leur soif de savoir qui naît dans leurs familles, se concrétise dans la société et se perpétue à travers leurs enfants et leurs étudiants des deux sexes.

L’acquisition du savoir par les femmes est presque toujours encouragée par le calife éclairé qu’est al-Hakam, qui n’hésite pas, après avoir découvert l’intelligence peu commune de l’une de ses servantes, à ordonner à l’un des doctes de sa cour de lui enseigner l’astronomie ; une discipline qu’elle maîtrisera en trois ans avant de prendre sa place au palais en tant que savante de plein droit. Dans les seuls faubourgs de Cordoue, pas moins de cent soixante-dix femmes lettrées sont chargées de copier et transcrire les manuscrits de la bibliothèque califale, tandis que d’autres bataillons de copistes, notamment du Qur’ân, animent également les autres métropoles d’al-Andalus – Séville, Saragosse, Tolède ou Valence. Et les femmes de science ont toute liberté de voyager à travers le pays pour transmettre leur savoir : ainsi de Rashîdah al-Wa’izah, véritable savante itinérante qui circule dans tout al-Andalus pour éduquer les femmes du califat ; de Maryam bint Abî Ya’qub al-Ansârî, qui passe de maison en maison pour apprendre aux femmes sévillanes les sciences de la langue arabe – rhétorique, syntaxe, morphologie et poésie – ou l’adab ; ou encore de Fâtimah bint Yahyâ, fine connaisseuse des sciences islamiques qui enseigne à de nombreux groupes d’étudiants et engage de fréquentes discussions théologiques avec les savants de son temps. À Madînat az-Zahrâ, une femme jouit plus particulièrement d’un rôle de premier plan : Lubnâ de Cordoue, peut-être la plus grande intellectuelle andalouse de l’ère omeyyade. Affranchie d’origine ibérique et issue d’un milieu des plus modestes, scribe et assistante du secrétaire du palais de ‘Abd ar-Rahmân III, elle s’élève au sommet du pouvoir par son intelligence rare et monte en grade sous le règne d’al-Hakam, dont elle devient vite la secrétaire personnelle. C’est elle, notamment, qui supervise la tâche pharaonique de la constitution de la bibliothèque califale en tant qu’experte en acquisitions littéraires. Copiste de grand talent, elle-même n’hésite pas à reproduire, traduire, commenter et annoter de sa main de nombreux volumes de savants grecs antiques tels qu’Euclide ou Archimède. Car la grande passion de Lubna, c’est le ‘ilm al-hisâb : les mathématiques, l’arithmétique, l’algèbre et la géométrie, dont elle résout les problèmes les plus complexes et dont elle est si férue qu’elle prend grand plaisir à enseigner aux enfants les tables de multiplications lorsqu’elle marche dans les rues de la capitale. Véritable génie de son temps au savoir et aux compétences hors norme, polymathe comme l’époque le voulait, elle maîtrise enfin à la perfection la calligraphie, la philosophie, la grammaire et la poésie…

Notes

  1. Citons, parmi ces femmes savantes, Umm al-Hasan bint Abî Liwa’, savante du hadîth et étudiante du fameux Baqî’ ibn Makhlad ; l’ascète al-Baha’ bint ‘Abd ar-Rahmân, fondatrice d’une mosquée éponyme à Cordoue, qui copiait des manuscrits du Qur’ân pour les offrir aux femmes les plus pauvres de la capitale ; Radiyah, une esclave affranchie d’al-Hakam qui compilera tout son – volumineux – savoir religieux en plusieurs volumes ; ou encore la célèbre poétesse, calligraphe et collectionneuse de livres ‘Aisha bint Ahmad al-Qurtubiyyah, dont l’on dit « qu’il n’y avait pas en son temps, une seule personne dans la péninsule tout entière qui pouvait lui être comparée en termes de savoir, d’excellence, de talent littéraire, de compétence poétique, d’éloquence, de vertu, de pureté, de générosité et de sagesse ». (Cf. Ibn Bashkuwâl)

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