Le vivre-ensemble andalou

[Extrait de : ‘Le roman des Andalous’, ‘Issâ Meyer]

Depuis les premiers temps de la conquête, les chrétiens de la péninsule avaient vécu sous un régime des plus doux : à l’exception des processions ostentatoires découragées dans les villes, leurs pratiques étaient très largement tolérées, leur mode de vie préservé, leurs institutions et lois civiles maintenues au sein de leurs communautés, leurs lieux de dévotion protégés par le pouvoir. Sous le règne de ‘Abd ar-Rahmân II, la seule capitale de Cordoue compte ainsi au moins quatre églises et chapelles en activité, ainsi que neuf monastères et couvents dans lesquels « leurs rites se déroulent sous les yeux des musulmans ». 1 L’une de ces églises, Santa Maria, attire même, semble-t-il, des pèlerins de pays lointains qui la tiennent en haute vénération. En retour, le loyalisme des Mozarabes envers la maison omeyyade n’a jamais tiédi. Si ‘Abd ar-Rahmân 1er et al-Hakam avaient dû guerroyer contre tout ce que le pays comptait de chefs de clan et de seigneurs de guerre arabes ou berbères, ils n’avaient guère eu à s’inquiéter d’un coup de poignard dans le dos de leurs dhimmis. Mieux : le long des Marches frontalières, il n’est pas rare que des chrétiens servent dans les garnisons, participent aux raids saisonniers et s’engagent volontairement dans la défense d’al-Andalus face à leurs coreligionnaires du Nord – bien que le régime de la dhimma les ait normalement exemptés du service militaire. Il faut se rappeler, aussi, que la fameuse expédition de Charlemagne au sud des Pyrénées avait lamentablement échoué notamment grâce à la loyauté des Mozarabes de Saragosse, qui avaient refusé de trahir la garnison musulmane et d’ouvrir les portes de leur cité à l’empereur franc.

Au fil des décennies, une version indigène du christianisme s’est même développée dans la péninsule sous l’influence du monothéisme intransigeant de l’Islâm. Plus ou moins coupés de l’Occident latin aussi bien géographiquement qu’intellectuellement, à l’écart de l’influence des ordres religieux francs qui façonnent si profondément l’Europe catholique, les Mozarabes adoptent des croyances teintées d’unitarisme 2 qui sont perçues comme autant « d’hérésies » par le clergé romain. 3 (…) Au royaume des Francs, ces doctrines jugées compromises avec l’Islâm horrifient le clergé, qui les condamnent officiellement lors de plusieurs conciles successifs. Mais les croyances hétérodoxes ne s’en multiplient pas moins au sein des communautés mozarabes ; plus ou moins simplistes ou développées, elles remettent fréquemment en question la Trinité 4 et l’Incarnation 5, les points les plus problématiques du dogme catholique romain pour les musulmans, et pavent ainsi la voie des conversions à l’Islâm… (…) Surtout, nombre de pratiques sociales perçues comme « déviantes » se répandent parmi les Mozarabes sous l’influence de leurs voisins musulmans : le divorce, théoriquement interdit par l’Église, est plus ou moins légalement pratiqué, et les prêtres se cachent à peine pour prendre femmes (ou concubines) – au point que la chose semble quasi-universelle parmi le clergé catholique d’al-Andalus.

De plus en plus distants de leurs frères de foi du Nord, de mieux en mieux intégrés au sein de la nouvelle société arabo-musulmane de la péninsule, les Mozarabes sont bien représentés dans l’administration, où ils font des fonctionnaires scrupuleux, à la cour, dans le commerce ; des membres du clergé font parfois office d’ambassadeurs vers les nations européennes. Dans les rues de Cordoue, Tolède, Saragosse ou Séville, où vivent de prospères communautés chrétiennes, les fidèles des deux religions se côtoient, échangent, commercent et dialoguent, parfois même débattent de théologie. Durant les premiers temps de la conquête, ils avaient même partagé, par la force des choses, des lieux de culte et des cimetières. Les interactions sont nombreuses, cordiales et favorisées par le mode d’implantation des premiers musulmans, comme on l’a vu plus tôt. Les chrétiens d’al-Andalus, notamment dans les métropoles, embrassent avec ferveur les mœurs islamiques, se prennent de passion pour l’art de vivre oriental et la poésie arabe, entretiennent hammâms et harems, cherchent à imiter les descendants de leurs conquérants en tout. Leur adoption de la langue arabe est semble-t-il si complète que l’archevêque de Séville est contraint de faire traduire la Bible du latin, langue de l’Église, vers l’arabe pour que ses ouailles puissent en saisir la teneur ; et en 255AH (869), le gouverneur omeyyade de Mâridah est bien incapable de trouver un seul chrétien capable de lui traduire une inscription en latin sur un monument antique ! La langue du défunt empire romain n’est plus guère utilisée que lors de la messe – une messe que personne, ou presque, ne comprend plus. Quant à ceux qui conservent les dialectes romans locaux, notamment dans les campagnes, leur parler archaïque se teinte d’innombrables emprunts à la langue arabe. 6 Les noms et prénoms, aussi, changent, que les chrétiens les arabisent – à l’image de Mardanîsh (Martinez), Gharsiyya (Garcia) ou Faranda (Fernandez) –, les traduisent – comme Félix qui devient Sa’ad – ou adoptent directement des noms arabes.

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Un musulman et un juif jouant aux échecs (Libro de Los Juegos)

Il est une autre communauté religieuse qui s’épanouit bien plus encore sous le règne des Omeyyades de Cordoue : les Juifs, que l’on connaît ici sous le nom de « Séfarades » – du nom de la péninsule en hébreu. Proches de l’extermination sous les derniers Wisigoths, ils ont salué la conquête musulmane avec le soulagement du condamné à mort gracié alors qu’il montait sur l’échafaud, et n’ont pas hésité à assurer l’administration des villes conquises par Târiq et Mûsâ. Le statut de la dhimma leur a offert une amélioration si spectaculaire de leur condition qu’al-Andalus est bien vite devenue une terre d’immigration juive : l’on s’y installe alors de toute l’Europe catholique, mais aussi d’Afrique du Nord et même d’Iraq. Comme les autres Gens du Livre que sont les Mozarabes, les Juifs d’al-Andalus bénéficient d’une autonomie communautaire qui inclut, en échange du versement de la jizya, le maintien de leur propre système juridique, la liberté de culte, la sécurité de leurs synagogues, de leurs biens et de leurs personnes, mais aussi l’exemption du service militaire et la protection contre tout danger – intérieur ou extérieur. Bien mieux intégrées dans la société andalouse que dans les royaumes chrétiens du Nord, de florissantes communautés juives prospèrent sous ce régime à Cordoue, Tolède, Séville, Saragosse ou Lisbonne. S’ils se tiennent habilement à l’écart de la sphère politique et des sanglantes fitnas qui déchirent de temps à autre la péninsule, les Séfarades se rendent indispensables dans des corps de métier comme la médecine, la finance ou encore le commerce international, où ils servent d’indispensables relais entre l’Europe chrétienne et al-Andalus grâce à l’implantation étendue de leur diaspora.

Terre de tolérance et d’opportunités, al-Andalus est aussi un bouillon de cultures où les communautés juives, cosmopolites à souhait, s’enrichissent des apports des diverses traditions importées par leurs coreligionnaires immigrés et s’ouvrent à l’effervescence intellectuelle de la civilisation islamique de ce temps. Si peu d’entre eux semblent s’être convertis à l’Islâm, les Juifs adoptent tant et si bien la langue des conquérants que dès la fin du règne de ‘Abd ar- Rahmân II, même leurs textes religieux sont rédigés en arabe. C’est également dans cette langue qu’ils renforcent leurs liens avec leurs confrères orientaux des académies talmudiques de Babylone, qui compilent la Loi juive non loin de Bagdad, sous le règne tout aussi tolérant des Abbassides. Leurs érudits étudient les subtilités de la Halakha, la très exigeante Loi juive, l’exégèse de la Torah, la langue hébraïque, mais aussi, de plus en plus, la philosophie, les sciences, les mathématiques ou les lettres et la philologie – sous l’influence, sans doute, de la fervente passion des Arabes d’al-Andalus pour la grammaire.

Un certain prosélytisme juif – à l’égard des chrétiens – se développe même sous la houlette d’un étonnant personnage : Bodo-Éléazar, ancien diacre franc si bien introduit à la cour carolingienne qu’il était le confesseur de l’empereur Louis le Pieux, fils de Charlemagne. En 223AH (838), sous prétexte d’un pèlerinage à Rome, l’homme passe en Andalus, rejette l’Église pour la synagogue, se fait circoncire et épouse une femme juive de Saragosse. En Occident, musulman comme chrétien, son insolite conversion ne laisse en tout cas personne indifférent : si exalté par sa nouvelle foi qu’il appelle les Omeyyades à persécuter « les chrétiens idolâtres » pour les contraindre à se convertir, au choix, à l’Islâm ou au judaïsme (!), il s’engage aussi dans un long débat épistolaire avec l’écrivain mozarabe radical Alvaro, évoqué plus haut pour son rôle de tête pensante du mouvement extrémiste chrétien des « martyrs de Cordoue » et accessoirement d’origine… juive. Dans un échange cordial mais sans concession, l’un et l’autre tentent de faire revenir leur interlocuteur sur ses positions – sans succès. 7 Impensables ailleurs en Europe, ces surprenantes causeries inter-religieuses entre un ancien homme d’Église devenu propagandiste juif et un pamphlétaire chrétien, le tout en terre d’Islâm, sont révélatrices de l’effervescence culturelle et spirituelle du pays. Au sein d’une péninsule devenue au fil des décennies le plus grand foyer juif de ce temps, les Séfarades d’al-Andalus connaîtront, bientôt, leur plus grand d’âge d’or sous le califat de Cordoue…

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Car le règne du premier calife de Cordoue voit aussi, parallèlement, le début du premier grand âge d’or des Juifs d’al-Andalus, étroitement lié à la figure de l’un des plus proches conseillers de ‘Abd ar-Rahmân, Hasdây ibn Shaprût. Initialement introduit à la cour en tant que médecin, l’homme a vite gagné l’affection du souverain au point de porter plusieurs casquettes : nommé ministre en charge des douanes et du commerce international, il est également diplomate et entretient notamment une correspondance suivie avec le lointain royaume des Khazars, cet empire des steppes entre la Volga et la mer Noire dont les souverains et les élites se sont convertis au judaïsme. Il profite aussi de sa position pour intercéder en la faveur de ses coreligionnaires en butte aux persécutions ailleurs dans le monde ; ainsi d’une lettre qu’il écrit avec un certain aplomb à Byzance pour réclamer la protection de ses frères vivant dans l’empire romain d’Orient, en affirmant que les termes très favorables accordés aux chrétiens d’al-Andalus étaient conditionnés au bon traitement des Juifs de Constantinople. C’est qu’il n’est pas un fonctionnaire comme les autres : « Les revenus du roi provenant des nombreux marchands qui viennent ici de divers pays et îles s’élèvent à cent mille florins par an, se vante-t-il ainsi, et l’ensemble de leur commerce et de leurs affaires doit être soumis à ma direction. Loué en soit le Tout-Puissant, qui m’accorde ainsi Sa miséricorde ! À peine les rois du monde ont-ils perçu la grandeur de mon monarque qu’ils s’empressent de lui transmettre des présents en abondance ; c’est moi qui suis chargé de recevoir ces cadeaux et de leur remettre les récompenses qui leur sont accordées. » 8 Médecin, diplomate et haut dignitaire, lui-même porté sur les belles-lettres et l’éloquence, Hasdây ibn Shaprût se fait aussi mécène et entretient à ses frais une véritable communauté d’érudits, de poètes et de rabbins qui viennent de loin pour profiter de son hospitalité et de sa générosité. Sous sa houlette et grâce à ses ressources financières presque illimitées, le quartier juif de Cordoue connaît un bourgeonnement intellectuel et culturel sans précédent dans cet environnement hautement favorable aux travaux savants…

Notes

  1. Ibn Hayyân, cité par al-Maqqarî dans : ‘Nafh at-Tîb’.
  2. L’unitarisme est une doctrine qui affirme que Dieu est un seul et même esprit, et que Jésus est un messie et un prophète mais qu’il n’est pas de nature divine. Il s’oppose donc à la Trinité, dogme officiel de l’Église catholique romaine depuis le premier concile de Nicée (- 306AH / 325) ; il s’agit, en conséquence, de la doctrine chrétienne la plus proche de l’esprit du monothéisme islamique.
  3. Sous le règne de ‘Abd ar- Rahmân 1er, l’archevêque de Tolède, un certain Elipand, développe ainsi une théologie ambiguë, « l’adoptianisme », qui affirme que le Christ n’aurait qu’une nature divine secondaire et donc inférieure à celle de Dieu le Père, qui lui aurait conféré par « adoption » et ne l’aurait donc pas engendré.
  4. La Trinité est le dogme chrétien défini comme le « mystère » selon lequel Dieu se présenterait sous trois formes et trois personnes fondamentalement distinctes, égales et indivisibles mais participant d’une même essence divine : le Père, le Fils et le Saint- Esprit.
  5. L’Incarnation est le dogme chrétien selon lequel Dieu se serait incarné en un homme, Jésus-Christ, en un temps et un lieu donnés.
  6. Connus sous le nom générique de « langue mozarabe », bien qu’il n’y ait jamais eu de norme linguistique commune, les dialectes latins tardifs des chrétiens d’al-Andalus auront un impact significatif sur la formation du portugais, de l’espagnol et du catalan en transmettant à ces langues modernes nombre de mots d’origine arabe – tant par l’immigration de lettrés mozarabes vers le Nord au fil des siècles que par la conquête chrétienne progressive du Sud.
  7. Dans une autre correspondance avec l’un de ses amis évêques, l’une des rares de ses lettres qui aient été préservées, Bodo-Éléazar écrivait notamment : « Quant à ton assertion que le Christ est Dieu, en association avec le Saint-Esprit, et que tu le vénères parce qu’il n’a pas de père humain, alors avec lui, tu dois aussi vénérer Adam, le père de la race humaine, qui n’a ni père ni mère, et dont la chair, le sang, les os et la peau ont été créés à partir de l’argile. Son souffle lui a été donné par le Saint-Esprit et il est devenu un être intelligent. Et aussi, Ève a été créée à partir d’une côte d’Adam, sans père ni mère, et Son souffle lui a aussi été donné et elle est devenue intelligente. Alors adore-les aussi, et ainsi tu auras beaucoup de dieux ! » (A.D. Corré, ‘The Bishop’s Letter’)
  8. Cité dans : ‘Mahberet Menahem ; Biography of the Author (the Celebrated Rabbi Menahem ben Saruk)’.

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