C’est avec un plaisir non dissimulé et une immense gratitude – envers Allâh, puis mes lecteurs – que j’ai accueilli le succès des deux premières éditions de cet ouvrage ; d’une part car il s’agissait là de ma première publication, ce qui n’est jamais un exercice facile, et de l’autre, car il a confirmé un intérêt certain pour l’histoire des musulmans d’Europe et la volonté d’une part croissante du lectorat francophone de reconquérir cet héritage à l’heure où la présence moderne de l’Islâm sur ce continent n’a jamais été aussi contestée et vilipendée et où, des polémistes médiatiques au terroriste de Christchurch, les plus ardents opposants à cette présence n’hésitent pas à puiser leurs références idéologiques dans l’Histoire…
Car, rappelons-le, l’idée de ce livre était née d’un constat : celui d’une négation historique des musulmans d’Europe, de leur apport civilisationnel, de leurs réalisations et parfois, de leur existence même, comme si l’Histoire n’avait jamais été que celle de deux blocs hermétiques et imperméables l’un à l’autre en tout point. D’un côté comme de l’autre, l’affaire est entendue et donne libre cours aux analyses racialistes de tenants d’une incompatibilité quasi-biologique entre les deux univers qui ne s’embarrassent guère de nuance. Les politiques d’épuration religieuse et d’assimilation forcée menées dans la foulée des « reconquêtes » nationalistes ibérique, slave ou grecque et poursuivies avec hargne jusque, récemment, dans les charniers de Srebrenica n’ont certes pas aidé à une lecture sereine et objective de la question. Et lorsque réconciliation des deux mondes il y a, elle ne peut se faire que sous la houlette des valeurs auto-proclamées « universelles » de l’Occident moderne, sûr de sa supériorité morale et civilisationnelle. Et pourtant !
N’en déplaise aux amateurs d’idées reçues et autres raccourcis essentialisants, dès l’apparition des bannières du Prophète ﷺ sur le Vieux Continent, moins de quatre-vingt ans après la mort de Muhammad ﷺ, il se trouve, comme dans toutes les provinces alors atteintes par les armées califales, nombre d’autochtones irrésistiblement attirés par le monothéisme intransigeant de la nouvelle foi apportée par ces cavaliers d’Arabie, si ce n’est par l’ordre, la justice et la sécurité que la Pax Islamica répand. Et quelques siècles plus tard, lorsque les Turcs reprennent le flambeau des mains des Arabes et que les étendards de la maison d’Osman flottent dans les Dardanelles, l’histoire se répète. La frontière du Dâr al-Islâm est bien poreuse, et innombrables sont les idéalistes et autres aventuriers à se « faire Turc », comme le veut l’expression alors consacrée, pour accomplir au service des sultans des prouesses qui résonnent encore à travers l’Histoire. Ce sont des généraux byzantins ralliés à la foi de Muhammad ﷺ qui guident les premières armées ottomanes à travers les Balkans. C’est, surtout, le corps des janissaires, composé dans son intégralité de chrétiens convertis à l’Islâm, qui ouvre les portes de Constantinople à la religion d’Allâh et abat le dernier vestige de l’empire romain. Sait-on que l’état-major ottoman est alors essentiellement composé de ces transfuges, et que c’est par sa mère franque, comme tant de souverains musulmans avant lui, que le sultan Mehmed le Conquérant lui-même avait été élevé dans la dévotion suprême envers la propagation de la Parole divine ? Ou encore que c’est sous la houlette de grands vizirs issus de familles chrétiennes que l’empire devait connaître, quelques décennies plus tard, son apogée ?
L’ancrage historique de l’Islâm en Europe, contemporain de celui des Indes [1] et bien antérieur à celui de l’Asie du Sud-Est ou de l’Afrique de l’Ouest, pour ne citer qu’elles, est indéniable à plus d’un titre. Tout au long de ces treize siècles de cohabitation complexe, les musulmans ont plus qu’infléchi le cours de l’histoire du continent, marqué villes et paysages d’Europe, influencé langues, cultures et sciences, détruit ou secouru des royaumes, élevé des empires à la gloire immortelle. Des rives du Guadalquivir à celles du Danube ou de la Volga, des millions d’Européens ont embrassé l’islâm et apporté une immense contribution à la civilisation musulmane, qu’elle soit culturelle, politique, militaire, scientifique ou économique ; les janissaires en sont d’ailleurs l’un des exemples les plus frappants.
Il n’est cependant évidemment pas question ici de nier que l’Europe moderne s’est largement construite sur la défaite et l’expulsion progressive des musulmans, de la chute d’al-Andalus à celle de l’empire Ottoman, mais de rappeler qu’une autre Europe a existé et que la lumière de l’Unicité divine a jadis brillé sur une bonne partie du continent. Séville, Palerme, Lisbonne, et plus tard Belgrade, Sarajevo, Athènes, vécurent des siècles au rythme de l’adhân et connurent un âge d’or sans pareil sous la justice de la sharî’a. Parmi ces métropoles culturelles, économiques et intellectuelles aussi musulmanes qu’européennes, deux d’entre elles abriteront même la capitale de deux des plus puissants et florissants états islamiques de l’Histoire : l’émirat Omeyyade de Cordoue et le sultanat Ottoman de Constantinople, qui tous deux prétendront à l’institution suprême de l’Islâm, le califat. C’est ici du second qu’il sera question, puisque ce roman des Janissaires est aussi, naturellement, celui du plus européen des empires islamiques, la plus grande puissance du Vieux Continent durant près de deux siècles que l’on connaîtra ensuite, lors de sa longue décadence, sous le surnom révélateur d’« homme malade de l’Europe ».
Dans le cadre d’une trilogie historique annoncée lors de la première publication de cet ouvrage, en 2018, ce roman des Janissaires a été suivi d’un second ouvrage publié cette année, le roman des Andalous, qui aborde le quasi-millénaire de présence islamique dans la péninsule ibérique, et sera encore adjoint, si Allâh me le permet, d’un troisième opus, le roman des Barbaresques, qui évoquera le sujet ô combien passionnant de ces vagues incessantes de renégats européens qui franchirent la Méditerranée pour rejoindre les rangs des corsaires musulmans du Maghreb. En toile de fond, plus qu’une volonté, une nécessité : celle de se réapproprier cette histoire, notre héritage, à l’heure où une soixantaine de millions de musulmans vit et meurt entre l’Atlantique et l’Oural, le Bosphore et le Caucase, en redécouvrant tant le passé musulman enfoui de l’Europe que l’apport des Européens à la civilisation islamique dans toute sa diversité.
‘Issâ Meyer, Londres, 11 râbî’ al-awwal 1443AH (18 octobre 2021).
[1] Les armées de Târiq ibn Ziyâd franchissent le détroit de Gibraltar l’année même où celles de Muhammad ibn Qâsim atteignent l’Indus, en 711 (92 de l’Hégire).