L’une des vertus suprêmes de l’Histoire est de fournir à celui qui l’étudie, si ce n’est des modèles, du moins des sources d’inspiration. Faits d’armes et coups de génie des braves résonnent à travers les siècles et viennent abreuver les générations successives de ce qu’ils recèlent de leçons et d’exemples édifiants. Comme le lecteur, je l’espère, le découvrira au fil de ces pages, la fascinante biographie de ‘Abd ar-Rahmân 1er, premier des Omeyyades de Cordoue et géant parmi les hommes, remplit ce rôle à plus d’un titre.
D’abord, pour ce qu’elle nous dit du triomphe de la volonté. Il y a en effet quelque chose de l’ordre de l’épopée grecque dans le destin de ce jeune prince déchu et esseulé, fugitif sans le sou chassé de sa terre natale après le massacre des siens, qui va errer de longues années à travers les monts et les déserts les plus inhospitaliers avant d’atteindre, enfin, sa terre promise : al-Andalus… Sans toutefois que cette heureuse issue à son rocambolesque exil ne signifie la fin des épreuves de ‘Abd ar-Rahmân – bien au contraire. Plus de trois décennies durant, il lui faudra encore défier les plus braves, piéger les plus rusés et vaincre les plus puissants, déjouer complots et trahisons jusqu’au sein de sa propre famille, se méfier de tous et ne se reposer que sur l’aide d’Allâh pour finalement saisir à pleines mains, au crépuscule de sa vie, le Graal qu’il avait tant recherché : un royaume uni, robuste et florissant à léguer à ses descendants.
Car si l’Espagne musulmane, menacée de toutes parts et taillée en pièces par les ambitions tribales et personnelles, était mûre pour la prise de pouvoir d’un homme providentiel qui saurait rétablir l’ordre, l’unité et la prospérité, encore lui fallut-il le faire reconnaître à la pointe de son sabre; et il était écrit que le faucon de Quraysh ne manquerait jamais d’ennemis. Cet esprit pionnier, si caractéristique des premières générations de musulmans et qui fait tant défaut aujourd’hui, trouve peut-être sa personnification la plus aboutie chez ‘Abd ar-Rahmân ibn Mu’âwiya, lui qui plongea seul, ou presque, en une terre qui lui était inconnue pour y établir avec panache les fondements d’une gloire éternelle. Peu auraient survécu aux innombrables tribulations qui se dressèrent sur sa longue route battue par les vents de l’adversité; nombreux sont ceux qui se seraient détournés face à l’immensité de l’œuvre à accomplir. Armé de son inlassable zèle, lui ne connut pas un seul jour le repos et sacrifia son existence toute entière à l’accomplissement de sa mission suprême : assurer non seulement la survie de sa lignée, mais également établir un havre de paix pour les musulmans d’al-Andalus – puisque les deux motivations convergèrent ici presque à la perfection.
Si ses méthodes furent parfois des plus discutables, la pacification et l’unification du pays étaient, semble-t-il, à ce prix; bien rares sont les grandes nations qui ne sont pas nées dans le sang, la sueur et les larmes de leurs pères fondateurs, et il est illusoire de penser qu’il aurait pu ici en être autrement. D’autant qu’à l’arrivée, le résultat fut sans appel : bâtisseur d’État sans égal comme les Banû Umayya avaient toujours su en produire, ‘Abd ar-Rahmân laissait en héritage une administration efficace et hiérarchisée, une puissante et loyale armée de métier, de grands travaux publics et l’importation d’influences politiques, culturelles, artistiques ou agricoles du Shâm qui devaient à jamais changer la face de la péninsule ibérique. C’est sur ces fondations que naîtrait et s’épanouirait, sous ses successeurs, un brillant foyer de haute culture à la vie citadine cosmopolite et resplendissante qui rayonnerait sur l’Europe médiévale et le monde… Durant près de trois siècles, les Omeyyades de Cordoue présideraient à la profonde islamisation du pays autant qu’à la relative stabilité politique, à la prospérité économique et à la tolérance religieuse caractéristiques de cette ère. Rien de cela n’aurait été possible sans l’infatigable activisme et la volonté de fer du patriarche de la dynastie andalouse : ‘Abd ar-Rahmân avait montré la voie.
Tel un symbole de cette marque indélébile dans l’Histoire, le monument le plus emblématique de l’Espagne musulmane porte d’ailleurs le sceau incontestable du faucon de Quraysh, puisqu’il en posa la première pierre : la grande mosquée de Cordoue. Joyau originel de l’art andalou célébré de tous les poètes, sa sobriété empreinte de majesté illustrée par ses centaines de colonnes, « innombrables comme les palmiers des oasis du Shâm », et son vigoureux minaret sont peut-être le testament le plus éloquent à la sainte passion qui animait ces premières générations de musulmans qui portèrent le message de Muhammad ﷺ aux confins du monde connu…