L’étude de l’Histoire comporte de nombreux intérêts, et tenter, humblement, d’y déceler la Sagesse divine n’est pas le moindre. Pourquoi, donc, le Créateur voulut-il que le clan des Banû Umayya se trouve à la tête des destinées de la Oumma durant près d’un siècle – l’un des plus cruciaux de l’histoire de l’islâm, et peut-être le plus glorieux et le plus tragique à la fois ? Pour les mêmes raisons, pourrait-on penser, que le Prophète ﷺ tâcha au mieux de se les attacher dès leur entrée en islâm et que les trois premiers califes bien-guidés en firent des rouages essentiels de leur pouvoir naissant : leur talent inné pour les choses de la guerre et, surtout, de la politique. Car, aussi controversés aient été certains d’entre eux sur les plans de la religion et de la morale, l’on ne trouvera dans l’Histoire islamique que peu de familles ayant produit une telle série d’hommes d’État de génie, de conquérants visionnaires, de bâtisseurs sans égal, d’administrateurs chevronnés et de fins diplomates.
Qu’on en juge : à son apogée, le califat omeyyade est l’un des plus grands empires de l’Histoire qui s’étend sur plus de dix millions de kilomètres carrés et règne sur des dizaines de millions d’âmes, tandis que ses étendards blancs frappés de la shahâda flottent des frontières modernes de la France à celles de la Chine. Modèle des états islamiques à venir en bien des points, première dynastie héréditaire du monde musulman et dernier pouvoir califal à unir l’ensemble des terres d’islâm sous une seule et unique autorité, l’ère des Omeyyades fut aussi celle de la métamorphose d’une foi jeune et révolutionnaire en une civilisation brillante et mature que l’on qualifiera par la suite d’ « arabo-islamique » : sans l’œuvre déterminée des califes de Damas, qui traduisirent les principes et valeurs de la première en fondements sur lesquels ancrer et bâtir la seconde, le monde n’aurait peut-être jamais connu l’âge d’or de Bagdad ni de Cordoue et le paysage de la Oumma en aurait sans nul doute été bien différent…
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Mais que retenir, au final, de l’ère des Omeyyades de Damas ? Les adeptes de l’Histoire binaire – abruptement divisée entre le bien et le mal – ne s’y retrouveront guère, tant cette dynastie semble pétrie de paradoxes et de contradictions. Il paraît en effet plus que périlleux d’appliquer un seul et péremptoire jugement sur une lignée qui compta en son sein des personnalités aussi différentes que le Compagnon du Prophète ﷺ Mu’âwiya, un archétype de la piété et de la justice tel que ‘Umar ibn ‘Abd al-‘Azîz, un homme presque unanimement haï comme Yazîd et surtout une alternance d’hommes bons qui firent de mauvaises choses et d’hommes mauvais qui firent de bonnes choses – la frontière entre les deux catégories étant rarement évidente. Tous firent face à d’immenses défis; d’aucuns les relevèrent avec panache et hauteur morale, tandis que d’autres, plus nombreux, eurent parfois trop tendance à considérer le bain de sang et le déni de justice comme un moindre mal. Mais le complotisme maladif, souvent d’inspiration chiite, qui tend à présenter le règne omeyyade comme une simple parenthèse noire d’impitoyable oppression ne rend ici guère service à la vérité historique – pas plus, d’ailleurs, qu’il ne participe à une saine compréhension politique de la gouvernance islamique : si les meilleures générations de musulmans se laissèrent diriger, pendant près d’un siècle, par une vulgaire bande d’usurpateurs assoiffés de meurtre, de rapine et de débauche, quel espoir, en effet, peut-il nous rester aujourd’hui ? D’aucuns rappellent également que les Omeyyades, malgré tous leurs torts, étaient parvenus à préserver un certain esprit originel de l’islâm, et que la perte de cette flamme surgie du désert d’Arabie est plutôt à mettre au crédit des Abbassides, sous le règne desquels s’opérèrent à la fois un arrêt net de l’expansion de la Foi vers le monde extérieur, tournant les énergies vers l’intérieur, et une certaine sécularisation de la société musulmane à travers l’expulsion parallèle des affaires publiques de la mosquée et des savants de la scène politique.
Rétablir une vision plus nuancée de cette ère complexe semble donc une nécessité à l’heure où nombre de musulmans cherchent à se réapproprier leur héritage civilisationnel. Ainsi, si l’historiographie postérieure, inspirée par le besoin des Abbassides de légitimer leur pouvoir, a eu tôt fait de présenter la maison d’Umayya comme une incorrigible succession de tyrans athées, alcooliques et licencieux, les anecdotes sur la piété de nombre d’entre eux sont légion – le lecteur les découvrira sous la plume d’as-Suyûtî. La dernière lettre au calife du très sulfureux al-Hajjâj ibn Yusuf lui-même n’est guère celle d’un homme détaché de toute spiritualité : « Lorsque je rencontrerai Allâh et que je trouverai grâce auprès de Lui, là se trouvera la joie de mon âme. L’éternité d’Allâh me suffit, et je ne place donc aucune espérance en de simples mortels. Ceux qui nous ont précédés ont goûté à la mort, et après eux nous la goûterons également ! »
Le monde d’ici-bas ne se caractérise pas par une distinction nette, et presque infantile, entre le blanc et le noir; il est gris, avec une infinité de nuances. Ainsi furent les Omeyyades.