La chute de l’empire Ottoman – Avant-propos (Extrait)

Le récit des derniers jours de l’empire ottoman est un sujet d’une actualité tragique à plus d’un titre : d’abord, parce que les frontières qui en sont issues, des Balkans au Proche-Orient, notamment à travers l’infâme accord Sykes-Picot, ont été la cause de bien des maux, passés et présents, d’autant que le vide béant du califat, socle fondamental de la civilisation islamique, n’a jamais été comblé par la suite ; ensuite, parce que cette phase de l’Histoire est peut-être la plus symptômatique d’une certaine attitude géopolitique du monde occidental qui n’a eu de cesse, à travers les siècles, de chercher à démembrer et diviser le monde musulman autant qu’il était humainement possible de le faire ; enfin, parce que les atrocités qui ont accompagné ces événements ont dramatiquement transformé le paysage de nombre de régions et continuent, de temps à autre, à revenir hanter l’Europe, tel un vieux démon auquel on pense, pétri d’humanisme, avoir définitivement tourné le dos mais qui nous rappelle ce dont l’on est réellement capable – les charniers de Srebrenica en témoignent.

En une analyse particulièrement instructive pour les musulmans modernes, cet ouvrage lève ainsi le voile sur les extraordinaires campagnes d’opinion qui, dans toute l’Europe chrétienne, ont œuvré à la déshumanisation du « Turc », indispensable préalable à toute action concrète en ce sens ; une véritable école de la haine qui, à travers la propagande de guerre, les mensonges et contre-vérités, les manipulations et caricatures, devait armer idéologiquement les génocidaires et justifier toutes les abominations : la destruction du sultanat ottoman en tant qu’entité politique, donc, mais aussi, et surtout, l’expulsion des musulmans d’Europe et le projet d’annihilation, à plus large échelle, du peuple turc – puisque les tueries devaient se poursuivre jusqu’en Anatolie. La chose est d’autant plus actuelle que cette obsession caricaturale n’a jamais véritablement quitté la conscience occidentale, comme l’illustrent aujourd’hui encore les réactions épidermiques et souvent tout à fait irrationnelles des élites politico-médiatiques hexagonales au sujet de la Turquie – toujours perçue sous le prisme de la menace du « couteau entre les dents », comme l’illustrent le dossier libyen ou « Sainte-Sophie », pour les manifestations les plus récentes de la chose – et plus généralement du monde musulman.

Il y a tant à dire sur ce dernier siècle de l’empire ottoman, son déclin et ses sursauts d’orgueil, ses défaillances et ses déchirures, qu’un seul ouvrage ne suffirait guère à aborder tout ce que cette ère recèle de leçons et d’anecdotes. Précisons donc ici que l’auteur ne s’intéresse que brièvement à la situation politique interne de l’empire et aux raisons profondes de la décadence de ce qui avait jadis été la première puissance mondiale mais n’était désormais plus que l’ombre de lui-même, car là n’est pas son sujet ; nous avons déjà évoqué ce sujet et les causes fondamentales de cette décrépitude dans les derniers chapitres du « Roman des Janissaires » et, si Allâh nous le permet, nous dédierons un ouvrage complet à cette question cruciale. Cette œuvre s’intéresse donc essentiellement aux aspects diplomatique, militaire et humain de cette grande tragédie : les manigances des puissances européennes et les coups de boutoir de leurs armées, qui firent certes face à l’héroïque résistance des armées d’Osman mais s’accompagnèrent aussi de tristes conséquences sur les populations civiles musulmanes. À l’aide de témoignages de correspondants de guerre et d’autres observateurs essentiellement britanniques, peut-être les plus objectifs car les moins impliqués émotionnellement dans cette croisade moderne, il retrace la réalité du terrain, loin des manipulations partiales des intelligentsias…

Cet ouvrage montre, d’abord, que le projet de démembrement du dernier des califats vient de loin : du « projet grec » de la tsarine Catherine II, à la fin du 18ème siècle, jusqu’au traité de Sèvres, en 1920, la partition de l’empire ottoman et l’expulsion des musulmans d’Europe sont restées les lubies les mieux partagées des coursives diplomatiques d’Orient et d’Occident, associées au vieux rêve de la reconquête chrétienne de Constantinople, ce carrefour sacré entre Europe et Asie, et à la persistance du thème mobilisateur de la Croisade. Il décrit, tout au long du 19ème siècle, le piège qui se referme lentement sur le dernier des califats : l’endettement, les ingérences étrangères exponentielles, les diktats de la France, de la Grande- Bretagne ou de la Russie, le grignotage progressif des territoires de la maison d’Osman, le chantage, toujours très actuel également, aux chrétiens d’Orient. Il dénonce aussi, indissociables de ce processus politique et diplomatique, les inévitables massacres et expulsions de masse des musulmans ottomans : une véritable entreprise génocidaire organisée qui ne visait rien de moins que l’élimination pure et simple des musulmans d’Europe, du Caucase aux Balkans – des termes qu’il ne faut pas craindre d’employer tant les chiffres, les méthodes employées et les motivations des bourreaux ne laissent aucune place au doute. Une sinistre orgie meurtrière qui se serait d’ailleurs très certainement, sans la résistance nationale turque, poursuivie jusque sur la rive asiatique du Bosphore, où d’aucuns évoquaient la « guerre d’extermination » et la politique de terre brûlée menées sans vergogne par les Grecs…

Dans cet ouvrage, l’auteur nous dresse surtout le tableau d’une décennie sanglante et d’une série de conflits qu’il a choisis de réunir sous le nom de « Longue Guerre Turque » tant ils sont imbriqués les uns aux autres et se succèdent presque parfaitement. Sans concession pour l’inconséquence d’une grande partie du très dilettante leadershipottoman d’alors, à l’image des controversés Jeunes-Turcs, il nous entraîne ainsi dans une décade qui s’entame par l’opportuniste invasion italienne de la Libye et se poursuit dans les charniers des guerres Balkaniques pour atteindre son apothéose, si l’on puit dire, dans la grande boucherie généralisée de la Première Guerre Mondiale, avant de trouver sa conclusion, du moins le pense alors la chrétienté, dans la guerre gréco-turque… Sans savoir, encore, qu’on la connaîtrait plus tard sous le nom de « guerre d’Indépendance turque ». Face à l’ensemble des forces coalisées contre eux, la survie des Ottomans relevait de l’ordre du miracle. Italiens, Grecs, Russes, Français, Britanniques, Bulgares, Serbes, Monténégrins : toutes les nations du monde chrétien, des plus puissantes aux plus insignifiantes, s’étaient rassemblées autour du corps en décomposition de « l’homme malade de l’Europe » comme l’on se réunit avec envie autour d’un gâteau.

Mais à chaque fois, une victoire providentielle vient sauver l’empire et lui octroyer quelques mois ou années de répit : sur les collines de la ligne Çatalca, à trente kilomètres à peine d’Istanbul, alors que tous les journalistes étrangers attendaient avec impatience l’entrée du roi de Bulgarie à Hagia Sophia ; dans les tranchées de Gallipoli, où le soldat ottoman rappelle, l’espace de quelques mois de surhumaines prouesses, qu’il possède toujours ce supplément d’âme qui l’avait mené jusque sous les murs de Vienne ; au cœur du désert irakien, au siège de Kut al-Amara, où le génie du commandement turc empêche la jonction potentiellement fatale entre Russes et Britanniques ; et enfin sur les rives de la Sakarya, alors que les généraux grecs envoyaient déjà des cartons d’invitation à leur grand bal de la victoire à Ankara ! Le croyant ne pourra, à l’occasion, manquer de contempler les facteurs climatiques qui favorisèrent ces succès inattendus : les insoutenables précipitations qui ralentissent les offensives des puissances chrétiennes lors des guerres Balkaniques ou encore les tempêtes qui viennent achever le moral des Alliés pour les contraindre à rembarquer et quitter les Dardanelles… Il était écrit que l’empire ottoman ne pourrait succomber sous les coups de boutoir de puissances étrangères, mais bien de la main d’officiers de sa propre armée.

Car alors que tout semble perdu, que le traité de Sèvres est venu acter la partition de la Turquie ottomane, réduite à un État-croupion sous la forme d’un misérable bantoustan anatolien, que le calife n’est plus qu’un otage impuissant des Britanniques et que les hordes grecques se fraient un chemin vers le cœur de l’Anatolie, ne laissant derrière elles qu’hommes assassinés et femmes déshonorées, rapine et ruines carbonisées, le sursaut patriotique mené par un certain Mustafa Kemal renverse la table avec panache et permet au pays d’être la seule nation défaite de la Première Guerrre Mondiale à pouvoir – partiellement – imposer ses conditions aux Alliés au traité de Lausanne. Le lecteur découvrira ainsi une facette méconnue de ce personnage qui, avant d’être le fossoyeur de l’héritage ottoman et le père du sécularisme moderniste turc que l’on connaît, avait été la figure de proue d’un mouvement de résistance d’inspiration islamique qui s’appuyait essentiellement sur les réseaux de recrutement des mosquées et la caution, fatwas à l’appui, des grandes figures religieuses du pays, jurant solennellement à la tribune qu’il ne s’était pas levé contre la maison d’Osman… Au terme de sa magistrale « Grande Offensive » qui devait chasser les Grecs d’Anatolie et anéantir leur armée en à peine quelques jours, l’empire semblait donc sauf, quoi que contracté; et l’on assisterait, bientôt, à une renaissance ottomane sous la houlette de jeunes généraux ambitieux et victorieux… Du moins le pensait-on alors.

Car à peine deux mois plus tard, le 1er novembre 1922, le futur Atatürk profitait de son aura de sauveur de la Nation pour faire voter l’abolition du sultanat et expulser du Bosphore son dernier souverain, le malheureux Mehmed VI, pour laisser place à la république moderne de Turquie ; tirant ainsi un trait définitif sur plus de six siècles d’Histoire qui avaient irrémédiablement marqué le monde musulman… Voici, donc, l’histoire de ces instants fatidiques de l’histoire de la civilisation islamique qui devaient si profondément influer sur son présent.

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