Sayyida al-Hurra, la ‘Dame Libre’ de Tétouan

[Extrait de ‘Femmes d’Islâm’, ‘Issâ Meyer]

Les vicissitudes de la chute de l’Espagne musulmane, celle que l’on connaîtra plus tard sous le titre de Sayyida al-Hurra, « la Dame Libre » 1, les connaît mieux que quiconque. Sa vie, façonnée par les drames de son époque, restera à jamais marquée au fer rouge par l’expulsion tragique de sa famille et de sa communauté de leur patrie bien-aimée…

Née à Grenade en 889 AH (1485) au sein de la grande famille arabe chérifienne des Banû Rashîd, elle descend en droite ligne du Prophète Muhammad ﷺ via ‘Abd as-Salâm al-‘Alami, un « saint » soufi de la région de Tétouan, Idriss, le premier roi du Maroc, et al-Hasan ibn ‘Alî. Sa mère, Zohra Fernandez, est probablement une mudéjare 2 ou une Castillane née chrétienne et convertie à l’islâm ; son père, ‘Alî ibn Rashîd, est pour sa part un richissime chef de clan bien respecté des deux côtés de la Méditerranée : entre deux séjours guerriers en Europe au service du royaume de Grenade, il a fondé, entre 875AH (1471) et 884AH (1480), une petite qasbah dans les montagnes du Rif, Chefchaouen, qui sera plus tard connue sous le nom de « perle bleue » pour la couleur distinctive de ses murs. Mais il n’est pas, encore, question de tourisme de masse, bien loin de là : la ville est avant-tout un avant-poste, une place forte destinée à s’opposer à la pénétration au Maghreb des Portugais, qui se sont emparés de Sebta, sur la côte, en 817AH (1415) – comme l’illustre l’interdiction faite aux chrétiens d’y pénétrer sous peine de mort, qui perdurera jusqu’à l’ère du protectorat français. ‘Alî ibn Rashîd y a fait bâtir une grande mosquée où l’on enseigne sciences mondaines et islamiques aux tribus des Ghumaras de la région qui s’y installent, mais aussi et surtout aux vagues sans cesse croissantes de réfugiés morisques, qui fuient les coups de boutoir de la Reconquista vers la sûreté – relative – de l’Afrique. Et en 897AH (1492), lorsque les Rois catholiques donnent le coup de grâce à l’indépendance du royaume de Grenade et à l’Espagne musulmane, la future Sayyida al-Hurra est ainsi contrainte, à son tour, de quitter son enfance dorée au cœur des splendides palais du « jardin d’Eden » andalou pour rejoindre le bastion de montagne de son père, de l’autre côté du détroit de Gibraltar…

C’est donc à Chefchaouen qu’elle devient femme, dans cette cité alors cosmopolite et bigarrée dont l’explorateur Charles de Foucault dira plus tard qu’ « avec son vieux donjon à tournure féodale, ses maisons couvertes de tuiles, ses ruisseaux qui serpentent de toutes parts, on se serait cru bien plutôt en face de quelque bourg paisible des bords du Rhin. » Son enfance est, nous dit-on, paisible et sûre, loin du fracas des armes et des persécutions qui s’abattent alors sur sa péninsule natale ; elle y apprend les langues, dont le castillan et le portugais, la théologie, les mathématiques et même les relations internationales, et y reçoit un très bon enseignement des plus grands savants et tuteurs de la région, parmi lesquels le célèbre ‘Abd Allâh al-Ghazwanî, que l’on honore aujourd’hui encore comme l’un des « sept saints de Marrakech. » La légende veut même que le père de ce dernier, le non moins fameux sheykh Oudjal, ait un jour posé sa main sur la tête de la jeune Sayyida al-Hurra avant de s’exclamer : « Cette jeune fille s’élèvera jusqu’à un haut rang ! » Quoi qu’il en soit, son père, ‘Alî ibn Rashîd, s’installe en tant que souverain semi-indépendant du sultan wattasside de Fès et fait de Chefchaouen une principauté autonome. Mais la paix n’est que de façade : en la jeune Sayyida, comme dans le cœur de tous les Andalous, brûle avant tout le désir de revanche contre ces croisés qui les ont chassés de leurs terres, ont profané leurs mosquées, réduit en esclavage ou violé leurs proches. Chaque nouvelle arrivée d’une famille réfugiée, dont la jeune fille est témoin, fait office de rappel permanent de cette insupportable humiliation, de cet exil forcé qu’elle ne pourra oublier jusqu’à son dernier souffle. Elle en fait le serment : un jour, l’affront sera lavé dans le sang. Dès 904AH (1499), les Rois catholiques sont en effet, comme l’on pouvait s’y attendre, revenus sur les clauses du traité de capitulation de Grenade et ont entamé une politique de conversion forcée au catholicisme sous la houlette du terrible cardinal de Cisneros. Des dizaines de milliers de pauvres hères se pressent alors vers les grands centres urbains du Maghreb, Fès, Oran ou Tunis, mais aussi vers des villes désertées qui deviendront bientôt de véritables épicentres du jihâd maritime : Salé et Tétouan.

En 906AH (1501), c’est justement la route de cette dernière cité que prend Sayyida al-Hurra, promise dès sa plus tendre enfance à un ami intime et compagnon de combat de son père, ‘Alî al-Mandarî, de trente ans son aîné… L’homme est, lui aussi, un réfugié d’al-Andalus : né à Grenade, commandant militaire de renom et ancien gouverneur nasride de Pinar, il a rejoint Chefchaouen avec ses troupes et une partie de la noblesse grenadine durant les années turbulentes qui ont précédé la chute du royaume, avant d’être chargé par le sultan de Fès de rebâtir et fortifier le site berbère ancestral de Tittawin, détruit par les Portugais de Sebta en 840AH (1437). Une centaine de réfugiés andalous s’y sont installés dès 887AH (1483), mais ils n’ont pas manqué d’être harcelés par la tribu voisine des Banû Hozmar, qui s’estime propriétaire légitime des lieux. Informé de la situation par ‘Alî ibn Rashid, le sultan wattasside a donc décidé d’y envoyer ‘Alî al-Mandarî en tant que nouveau gouverneur de cette place stratégique pour la défense du Maroc face aux visées croisées, à mi-chemin entre Chefchaouen et Tanger et à l’embouchure du fleuve Martil sur la Méditerranée, au cœur du Rif occidental et du pays des Jbalas. Et c’est ainsi que le mari de Sayyida al-Hurra a fait la preuve de ses talents d’architecte et d’administrateur au point d’être considéré, aujourd’hui encore, comme le véritable fondateur de la ville : il y a reconstruit les murailles, érigé un fort, restauré la cité et collecté les taxes au nom du sultan.

Quoi qu’il en soit, le prince-gouverneur de Tétouan s’éprend bien vite de sa jeune épouse, dont il apprécie particulièrement le sens des affaires diplomatiques, la fine éducation, la sagesse précoce et les compétences linguistiques, bien utiles dans les rapports avec les puissances ibériques. Peu à peu, Sayyida al-Hurra l’assiste de plus en plus régulièrement dans les affaires de l’État et y découvre les arcanes du pouvoir ; elle en vient même à atteindre le poste de vice-souveraine de facto, puisque c’est elle qui tient les rênes du pouvoir lorsque son époux séjourne hors de la ville et mène des raids très réguliers, en compagnie de son père, contre les avant-postes portugais de Sebta, Tanger, Asilah ou Ksar as-Saghîr. Si leur alliance matrimoniale était bien un mariage politique, une affection sincère n’en naît pas moins et se double d’une habile gestion commune des affaires de la cité. En quelques années, le couple princier fait de l’austère place forte de Tétouan une véritable métropole régionale, vibrante et prospère, fondée sur un commerce florissant à la croissance portée par les talents et compétences des réfugiés andalous. Et lorsque ‘Alî al-Mandarî rend l’âme, en 920AH (1515) 3, c’est donc presque naturellement qu’elle lui succède à son poste et qu’elle prend le titre officiel de Sayyida al-Hurra, Hakimat Titwan – « la Dame libre, souveraine de Tétouan » – qui insiste sur son pouvoir souverain. Elle le restera, contre toute attente, plus d’un quart de siècle. Plusieurs facteurs durent jouer dans cette succession originale : le peuple est habitué à la voir gérer les affaires de l’État et, surtout, les Andalous sont familiers à l’idée de femmes héritières du pouvoir dans les familles monarchiques ; plutôt paradoxalement selon l’exemple contemporain de leur grande ennemie, Isabelle de Castille, quoi que la puissante tradition de femmes de pouvoir et de hautes conseillères présentes à presque toutes les ères d’al-Andalus n’y ait très certainement pas été étrangère. L’on peut également imaginer que le statut de son frère, Moulay Ibrâhîm, devenu vizir du sultan wattasside de Fès, le suzerain de Tétouan, ait pu l’aider à imposer son autorité… Surtout, sa détermination de fer, son intelligence stratégique et son sang-froid face à l’adversité forcent très vite le respect de ses pairs masculins.

Car l’heure est grave : depuis que les Portugais sont parvenus à contourner l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance et à établir des communications directes avec l’Asie et les Indes au tournant du siècle, les principales routes commerciales du monde musulman ont été court- circuitées et son cœur symbolique et spirituel, l’Arabie, est menacé par les hordes croisées. Au Maghreb même, comme nous l’avons vu, en sus des établissements septentrionaux de Sebta, Tanger, Asilah et Ksar as- Saghîr, le royaume du Portugal s’est également emparé d’Anfa4, Mazagan, Safi et Mogador5, étendant son influence sur la quasi- totalité de la côte atlantique du Maroc « pour le service de Dieu » et contre « les ennemis de la Sainte Foi Catholique », tandis que son alter ego espagnol, mené par l’activisme de Pedro Navarro et du cardinal Ximenes, a soumis, en Méditerranée, Mers el-Kébir, Oran, Béjaïa ou encore Tripoli. Partout, des bandes croisées s’enfoncent à l’intérieur des terres, razzient et brûlent villes et villages, violent, massacrent ou réduisent en esclavage tous ceux qui ont le malheur de croiser leur route. Dans le même temps, la pression de l’Inquisition et les humiliations à l’encontre des musulmans se font chaque jour plus violentes dans la péninsule ibérique, poussant de nouvelles vagues de milliers de réfugiés à fuir vers le Maghreb.

Du côté musulman donc, l’heure doit être, plus que jamais, à l’unité. Par chance, avec le père à Chefchaouen, la fille à Tétouan et le fils à la cour de Fès, le clan arabo-andalou des Banû Rashîd peut s’imposer comme la force unificatrice de la scène politique locale contre la menace croisée. Il faut, avant tout, contenir la poussée de ceux qui veulent porter la Reconquista jusqu’au Sahara, protéger le peuple du Maghreb des incursions hispano-portugaises, sécuriser l’exil des Morisques vers l’Afrique et, si possible, assouvir l’implacable soif de vengeance des Andalous qui n’ont pu oublier ni pardonner l’indignité de leur exil forcé. Tétouan, ville fortifiée et base tactique idéale pour des raids maritimes, est l’un des principaux points d’entrée du Maghreb, par sa position géographique stratégique à l’embouchure du Martil sur la Méditerranée ; grâce à cet emplacement privilégié, la cité peut donc jouer le rôle de relais entre le sultanat de Fès, dont il est l’un des avant- postes, et un nouvel acteur qui vient de faire irruption de l’Est : les corsaires sous pavillon ottoman, menés par les légendaires frères Barberousse.

Fils d’un sipahi albanais originaires de l’île de Lesbos, ils ont pris la mer deux décennies plus tôt avant de s’imposer à Alger et de faire allégeance à la maison d’Osman, la puissante dynastie ottomane de Constantinople. Leurs faits d’armes ont, déjà, fait leur légende : rapatriement de dizaines de milliers de Morisques et même de Juifs d’Espagne persécutés vers le Maghreb, raids massifs sur les côtes chrétiennes et guerre de course à outrance contre les marines croisées, marchandes ou militaires. C’est ainsi que le nouveau maître de la Méditerranée, Khayr ad-Dîn Barberousse, s’attire l’admiration la plus sincère des réfugiés andalous du Maghreb, dont il a sauvé la vie par milliers, et en particulier de Sayyida al-Hurra, qui lui envoie des émissaires pour négocier une alliance. Un partage des eaux est probablement négocié : aux corsaires de Tétouan, la région du détroit de Gibraltar et le triangle Tétouan – Al Hoceima – Almeria ; à ceux d’Alger, le reste de la Méditerranée occidentale. Sous la supervision du beylerbey d’Alger, Sayyida al-Hurra se lance dans la construction et l’assemblage d’une flotte de galères ainsi que dans le recrutement de capitaines, les reis, qui commencent, peu à peu, à prendre la mer et frapper les routes commerciales portugaises avec un succès certain dès 926AH (1520). Cette alliance stratégique avec le plus célèbre des capitaines des mers musulmans va la faire entrer dans une nouvelle dimension.

Son premier coup d’éclat voit la capture de la femme du gouverneur portugais de Sebta, dont la libération est chèrement négociée. Car si Sayyida al-Hurra ne mettra probablement jamais un pied sur un navire, elle tient la dragée haute aux émissaires chrétiens lors des négociations qu’elle mène d’une main de maître, comme le rapporte Sébastien de Vargas, envoyé du roi du Portugal auprès de la cour de Fès, qui la décrit comme une femme « d’un très mauvais caractère et d’une agressivité incroyable. » Peu à peu, les corsaires de Tétouan frappent lourdement l’économie de leur ennemi héréditaire et déciment leurs lignes commerciales, au point que bientôt, tout le Portugal ne prie plus que « pour que Dieu leur permette de voir la reine de Tétouan pendue au mât d’un de leurs navires. » Rançons, butins en tout genre, or et trésors saisis font la richesse de la principauté de Tétouan, qui atteint des niveaux de prospérité jusqu’ici inconnus, et lui permettent de maintenir une quasi-indépendance à l’égard du sultanat wattasside de Fès, qu’elle protège également de l’expansion étrangère. C’est que le Maroc n’a alors pas de véritable marine et dépend entièrement des corsaires de Tétouan ou de Salé pour la défense de ses côtes et, au-delà, du royaume tout entier face à des puissances extérieures agressives ; la piraterie des revanchards andalous devient ainsi un véritable instrument de la politique de l’État, comme le font, d’ailleurs, presque tous les États européens de l’époque.

Mais surtout, le succès inespéré de cette guerre de harcèlement fait de Sayyida al-Hurra, « reine-pirate », la véritable égérie populaire des Andalous et de leur quête de vengeance – et la protectrice symbolique du Maghreb aux yeux du peuple. Si chefs de guerres et nobles clans andalous exilés n’avaient cessé, depuis 897AH (1492), d’entretenir l’idée d’une revanche armée contre Espagnols et Portugais et que son défunt époux comme son père avaient fortifié Tétouan et Chefchaouen dans l’optique du jihâd, leurs efforts étaient plus ou moins restés lettre morte, faute de coordination et de circonstances favorables. Par le choix stratégique de la piraterie et grâce à la « divine surprise » de l’irruption des Ottomans en Méditerranée occidentale, Sayyida al-Hurra est, quant à elle, enfin parvenue à rendre les coups de la Reconquista – et plus encore. Sa flotte lui permet d’assurer l’exfiltration régulière de réfugiés depuis les côtes espagnoles, qui viennent former autant de nouvelles recrues pour ses troupes. L’argent de la course irrigue la région, rend leur dignité aux musulmans qui ont dû fuir al-Andalus en laissant tout derrière eux et permet de maintenir en vie le rêve un peu fou de revenir, un jour, en maîtres dans la péninsule ibérique.

Mieux : la peur a changé de camp. Sayyida al-Hurra impose le respect et la crainte aux souverains chrétiens qui sont contraints de négocier directement avec elle la libération de leurs prisonniers et otages, jusqu’à l’empereur Charles Quint, et se positionne comme une protagoniste majeure dans le jeu diplomatique régional. Son plus célèbre coup d’éclat se déroule sans conteste en 946AH (1540) lorsque ses hommes, menés par un renégat italien du nom de Caramani et assistés par la flotte ottomane d’Alger, débarquent à Gibraltar, là même où Târiq ibn Ziyâd avait entamé la conquête de l’Europe huit siècles plus tôt. Tous les esclaves musulmans de la région sont libérés en quelques heures et un grand nombre de leurs bourreaux capturés et réduits à leur tour en esclavage, avant que la troupe expéditionnaire ne parvienne à se retirer en bon ordre vers l’Afrique avec un nombre minimal de pertes.

La puissance et la réputation de Sayyida al-Hurra atteignent alors un tel niveau à travers le Maghreb que le sultan de Fès en personne, Abû al- ‘Abbâs Ahmad ibn Muhammad al-Wattassî, lui propose de l’épouser en 947AH (1541). L’homme règne depuis quinze ans et s’inquiète, à juste titre, de l’expansionnisme des puissants Saadiens au Sud, qui se posent en sauveurs du Maghreb, se sont récemment emparés de Marrakech et ont renforcé leur prestige déjà élevé de descendants du Prophète ﷺ en chassant les croisés d’Agadir, Safi et Azemmour. Il lui faut appuyer sa légitimité en s’alliant symboliquement avec une autre grande héroïne du jihâd : Sayyida al-Hurra. La maîtresse de Tétouan accepte l’offre mais se permet, avec un certain aplomb, d’imposer ses conditions : le sultan devra acter l’autonomie de sa nouvelle épouse et reconnaître officiellement son pouvoir sur les terres à l’ouest du Rif, et il devra, surtout, lui-même faire le voyage jusqu’à Tétouan où les noces seront célébrées, afin de rappeler qu’elle n’a pas la moindre intention de renoncer à sa principauté après son mariage. Le fait est inédit : pour la première fois dans l’Histoire, un souverain du Maroc se mariait hors de sa capitale – Fès, en l’occurrence. La nouvelle de cette union princière se répand jusqu’à Madrid, où elle trouble grandement le roi Philippe II ; certains y voient même l’équivalent musulman du fameux mariage entre Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille, qui avait ouvert la voie à l’unification de l’Espagne sous la bannière de la croix. Ces noces ne semblent toutefois guère avoir été que diplomatiques, puisque les deux époux continueront par la suite à vivre dans leurs capitales respectives…

Quoi qu’il en soit, Sayyida al-Hurra est alors au faîte de sa gloire ; elle ne sait pas, encore, que l’année suivante verra sa chute. Car ses ennemis personnels, comme ceux de la dynastie wattasside de son époux, sont nombreux et puissants. Et les circonstances extérieures ne font rien pour arranger l’affaire : en 948AH (1542), la guerre à outrance reprend ainsi avec le Portugal, après quelques années d’accalmie, et déstabilise l’économie régionale. La garnison croisée de Sebta impose un blocus des plus contraignants contre Tétouan et coupe la plupart de ses voies commerciales, à la grande colère des riches marchands de la cité. Dans le même temps, le beau-fils de Sayyida al-Hurra, Muhammad al-Hasan al-Mandarî, issu d’un premier lit de son défunt époux, s’est mis en tête de déposer sa belle-mère pour récupérer le poste qui lui revient, estime- t-il, de plein droit. Il anticipe ainsi la chute des Wattassides de Fès en plein déclin, s’allie avec leurs fougueux ennemis du Sud, les Saadiens, étoiles montantes du jihâd maghrébin, et marche sur Tétouan à la tête d’une petite troupe – toutefois assez imposante, semble-t-il, pour contraindre Sayyida al-Hurra à fuir la ville, lui usurper le pouvoir et la priver de tous ses biens.

La princesse déchue semble avoir accepté son destin avec philosophie et s’être recluse à Chefchaouen, la cité de son père, où elle vivra, retirée des affaires, encore deux décennies. Nous ne connaissons aucun détail des vingt dernières années de la vie de la « Dame libre de Tétouan », pas plus que les circonstances exactes de sa mort. Mais si sa fin fut obscure et sans nul doute injuste pour une icône de la résistance islamique et héroïne d’une telle envergure, elle n’en resta pas moins gravée à jamais dans le cœur et l’histoire de la nation andalouse, alors en voie de disparition et d’assimilation, comme du Maroc et du Maghreb modernes… Et la vie romantique et pleine d’aventures de la jeune réfugiée de Grenade devenue princesse de Tétouan, puissante cité-État du Maghreb, redoutable reine des pirates et terreur des Portugais, alimentera le folklore régional pour les siècles à venir !

Notes

  1. Son véritable nom de naissance n’est rapporté par aucune source sérieuse, quoi que certains se risquent à deviner qu’il s’agissait de ‘Aisha. On ne la connaît ainsi que sous son titre.
  2. Les mudéjars sont les musulmans d’al-Andalus passés sous la souveraineté des royaumes chrétiens, notamment de Castille, entre les 11ème et 15ème siècles, durant la période de – relative – tolérance et avant la chute du royaume de Grenade ; à distinguer, donc, des Morisques, nom qui sera donné aux musulmans restés dans la péninsule après la conversion forcée au catholicisme.
  3. D’autres sources évoquent la date de 1519. Une source affirme même que ‘Alî al-Mandarî ne serait décédé qu’en 1537 au cours d’une attaque navale, que le frère de Sayyida al-Hurra, Ibrâhîm ibn ‘Alî, lui aurait alors succédé avant d’être appelé à Fès pour diriger l’armée wattasside, et que c’est seulement alors que Sayyida al-Hurra aurait été nommée gouverneur de Tétouan.
  4. Sur l’emplacement de la ville moderne de Casablanca.
  5. Sur l’emplacement de la ville moderne d’Agadir.

 

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