La fabrique des héros

[Extrait de ‘Le roman des Janissaires’, ‘Issâ Meyer]

Lorsque le sultan Murad fonde le corps d’élite des janissaires en 1362, malgré son aspect révolutionnaire pour l’Europe médiévale, qui ne connaît que des armées irrégulières et des troupes de mercenaires, le recrutement en reste relativement « artisanal », d’abord essentiellement fondé sur les prisonniers de guerre dont il garde un cinquième pour sa garde personnelle au titre de son droit au butin, ainsi que les fils des élites militaires vaincues des nouvelles provinces balkaniques qui, n’ayant guère d’autre talent que celui de l’épée, voient d’un bon oeil cette nouvelle opportunité professionnelle. Le sultan ne dédaigne pas également de s’approvisionner sur les marchés d’esclaves de la Mer Noire, principalement auprès des Tatars qui effectuent de fréquents raids en Russie ou dans le Caucase. Rapidement cependant, l’accélération des conquêtes et la multiplication des campagnes militaires, avec le besoin pressant en hommes qu’elles imposent, nécessitent de penser un nouveau système de recrutement : ce sera le devşirme, littéralement la « récolte », ou enrôlement d’enfants chrétiens des Balkans, une idée soufflée à l’oreille du sultan par l’influent grand vizir Kara Halil Pasha. La pratique, qui paraîtra choquante à beaucoup aujourd’hui, n’a alors rien de nouveau : déjà, les souverains mongols avaient pour habitude d’incorporer dans leurs armées les enfants capturés lors de leurs vastes opérations de pillage à travers l’Asie, voire de les acheter à leurs parents en période famine, une coutume ancestrale tirée de la civilisation hindoue (…). Au sein de la civilisation islamique, cette tradition, connue dès le 9ème siècle sous le califat abbasside, a donné naissance à la caste militaire des Mamelouks, esclaves-soldats largement recrutés chez les tribus turques et les peuples du Caucase qui ont fini par prendre le pouvoir et dominent, du temps de Murad, l’Égypte et le Shâm. Les Ottomans ne sont d’ailleurs pas les premiers à s’intéresser au réservoir massif de ressources humaines que représente la population des Balkans : depuis des temps immémoriaux, l’Empire byzantin s’y sert allègrement (…). La vie rurale simple et rude de la péninsule semble ainsi produire une quantité infiniment renouvelable d’hommes robustes et sains.

La nouvelle puissance de la région va reprendre, et surtout optimiser, ces réseaux ancestraux de recrutement : dès que la création du devşirme est validée par Murad, à la fin de son règne, une stricte planification de la conscription est élaborée, accompagnée de la mise en place de procédures rigoureuses qui ne laissent aucune place au hasard, dans la continuité du souci du détail et de la minutie qui caractérisent alors l’état ottoman. (…) Dans chaque district défini préalablement par la bureaucratie impériale en collaboration avec les églises et paroisses locales qui font office d’état civil au Moyen-Âge, un colonel des sipahis, le yayabaşı, et un officier que l’on qualifiera de sergent-recruteur, le sürücü, se déplacent de village en village pendant plusieurs semaines (…). Le prêtre du village les attend sur la place centrale, en grande tenue, en compagnie des garçons âgés de huit à dix-huit ans et de leurs pères, les mères et soeurs étant astreintes à leurs domiciles. Les enfants ne doivent en effet n’être ni trop jeunes, pour pouvoir supporter la longue route vers la capitale puis l’Anatolie, ni trop âgés, pour que le processus d’acculturation au sein de leur nouvelle société d’adoption puisse porter ses fruits. Commence alors la phase de sélection à proprement parler : chaque recrue potentielle est examinée tant physiquement que psychologiquement et mentalement. Intelligence, talent et caractère sont ainsi évalués par les questions avisées et l’oeil expérimenté du recruteur (…). Idiots du village et adolescents chétifs sont rapidement écartés : la moindre faiblesse physique ou mentale détectée vaut au jeune garçon d’être immédiatement disqualifié, et promptement remplacé par un autre adolescent jusqu’ici placé en réserve. Pour l’Ottoman, pas exempt des préjugés de son époque, un esprit sain et vigoureux ne peut se trouver que dans un corps parfait. (…) Les recrues sont ensuite vêtues de rouge avant le grand départ, pour permettre de les identifier efficacement en cas de tentative de désertion. Vient enfin le temps des adieux aux familles, souvent poignants, mais vite oubliés par ces adolescents, affectueusement surnommés « şirhor » (nourrissons) ou « beççe » (enfants), qui vont parcourir les routes poussiéreuses qui mènent à Édirne, la capitale ottomane d’alors, en compagnie de leurs amis et dans l’excitation inhérente à une nouvelle aventure qui s’annonce pleine de gloire et de fortune. Leurs pères et frères, les yeux pleins de larmes, retournent quant à eux à leurs champs : ils ne reverront plus les recruteurs du devşirme avant sept ans, le délai légal instauré par la bureaucratie ottomane.

(…) Le devşirme a, pour les sultans ottomans, un double intérêt : en sélectionnant les enfants les plus prometteurs à tous les niveaux, le système permet tant de renforcer le pouvoir du sultan, à qui ils seront indéfectiblement liés leur vie durant, notamment face à ses potentiels opposants internes, que d’affaiblir durablement toute contestation dans les Balkans en s’assurant la fidélité et le concours des élites naturelles des régions conquises. La réaction des populations locales, quant à elle, est souvent partagée : si beaucoup de familles craignent le passage de la caravane du devşirme et, peu disposées à voir leurs fils partir à la guerre et se convertir à l’islâm, les marient dès l’âge de douze ans ou font disparaître leurs noms du registre paroissial en soudoyant le prêtre du village ou en achetant des substituts, d’autres n’hésitent pas, dans le sens inverse, à verser des pots-de-vin conséquents aux recruteurs ottomans pour les convaincre de prendre leur fils, persuadés qu’ils tiennent là la clé de leur entrée au sein du formidable ascenseur social que représente alors le corps des janissaires, rêvant que leur fils revienne un jour au village en tant que colonel, voire gouverneur de sa région natale ou même grand vizir. Ce sera notamment le cas, au 16ème siècle en particulier, des Bosniaques.

Fraîchement arrivés à Édirne, les recrues du devşirme subissent un second examen minutieux : nus, ils sont à nouveau inspectés de la tête aux pieds par l’agha des janissaires lui-même, le commandant du corps. Une fois cette pénible étape achevée, ils sont rapidement circoncis – un rituel qui marque leur acceptation de leur nouvelle foi, l’islâm – et se voient donner un nouveau prénom musulman, de même que leurs pères, tous renommés ‘Abd Allâh pour l’occasion, ce qui viendra à signifier « non-musulman » dans la tradition ottomane. ‘Ali, Mehmet, Osman ou encore Sinan sont les prénoms les plus fréquemment attribués, toujours suivis de l’inévitable « fils de ‘Abd Allâh » (…). Leurs capacités intellectuelles sont à nouveau évaluées par de nombreux tests et ils sont finalement assignés à l’une des trois branches qu’offre alors le devşirme : le Palais – pour les plus vifs d’esprit, qui sont destinés à occuper les plus hautes fonctions étatiques et militaires -, l’institution des Scribes (Kalemiye) – qui sont également voués à des carrières administratives, bien que moins prestigieuses – ou, pour la large majorité, l’Armée. (…) Au sommet de la pyramide du devşirme, connus sous le nom d’içoğlans (« les garçons de l’intérieur »), les enfants et adolescents affectés à l’Enderun Kolej, à l’intérieur même des murs du Palais, forment l’élite de l’élite : en moyenne, cent à deux cents sur les huit mille recrues. La deuxième catégorie, les Scribes, est dirigée vers des collèges royaux secondaires, qui n’en restent pas moins des établissements éducatifs d’exception : l’éducation religieuse y est ainsi considérée comme meilleure que celle des medreses (écoles islamiques) et les enfants y apprennent tous l’arabe, le perse et le turc, de même que des disciplines aussi diverses que le tir à l’arc, l’équitation, la rhétorique, l’art de la poésie et même de la calligraphie. (…)

Les recrues de la troisième catégorie, les plus nombreuses donc, sont moins bien loties : « loués » pour la somme de vingt-cinq akçes par d’anciens soldats ou officiers du corps des sipahis devenus propriétaires en Anatolie, ils vont d’abord devoir travailler la terre pendant deux à quatre ans sous la rude férule de leurs nouveaux patrons. Là, ils apprennent le turc et sont entraînés sans relâche au lever de poids jusqu’à ce qu’ils puissent soulever et transporter jusqu’à 360kg de charge. Sous l’oeil expérimenté des vétérans de la cavalerie ottomane, ils apprennent également à monter à cheval, à tirer à l’arc et plus généralement, à combattre. Seul point plus agréable : renforcement musculaire oblige, ils sont très bien nourris à une époque où les famines sont légion dans leurs régions d’origine. Comme leurs camarades du Palais et des Scribes, ils sont initiés aux fondements des croyances et pratiques de l’islâm, la religion qu’ils sont voués à faire triompher sur les champs de bataille. Leur acculturation achevée dans les fermes anatoliennes, ils sont ensuite rappelés à la capitale en tant que cadets (acemioğlans) et assignés à leurs casernes. Les janissaires, en tant que corps d’élite distinct du reste de l’armée, disposent de leurs propres baraquements (…). La discipline y est des plus rigoureuses, à la limite du monachisme, un aspect du corps des janissaires que les cadets maintiendront tout au long de leur carrière et qui impressionnera si profondément l’Europe chrétienne. Encore en période de formation, les élèves-janissaires ne chôment pas et sont affectés à différentes tâches d’ordre public : garde du Palais et patrouilles nocturnes le long des fortifications de la capitale, police urbaine en période de campagne militaire. Leur condition physique est également maintenue par leur participation aux travaux publics, comme la maçonnerie ou la construction d’aqueducs, d’installations militaires ou de bâtiments impériaux, à l’image de la mosquée Süleymaniye, dont ils fourniront la moitié des ouvriers. (…) Quand sa période préparatoire en tant que cadet s’achève enfin, le jeune homme, âgé d’une vingtaine d’années, est assigné à une compagnie spécifique, l’orta, et se voit tatoué sur le bras et la jambe le numéro et le symbole de sa nouvelle unité, qui sera son unique foyer pour les deux décennies à venir : il est désormais, officiellement, un janissaire.

Avec la fondation du corps des janissaires, le souci typiquement ottoman de l’organisation va amener à la création d’une nouvelle classe juridique d’individus sous l’impulsion de Mehmed, le fils de Bayezid, en 1416 : les kapıkulu, ou « esclaves de la Porte ». Le janissaire n’est en effet pas un homme libre : le sultan a, théoriquement, droit de vie et de mort sur lui – bien que ce rapport de forces tendra à s’inverser au fil des siècles. Ainsi distingué légalement du citoyen musulman, bien que lui-même converti à l’islâm, et clairement identifié par le nom fictif de son père, ‘Abd Allâh, l’esclave de la Porte n’en est pas moins différent – dans son statut social – de l’esclave lambda dans la société ottomane d’alors, et encore plus de l’esclave d’origine africaine que l’on verra par la suite aux Antilles ou en Amérique : il fait partie de la famille du sultan, de la prestigieuse Maison d’Osman, dont il partage à part entière la gloire des victoires et des succès. Le premier des janissaires n’est autre que le souverain lui-même, qui se plaît à maintenir un rituel qui en dit long sur son attachement au corps : chaque mois, habillé en tenue de janissaire, il visite la caserne de la première orta pour y recevoir symboliquement sa paie, tel un simple soldat, en compagnie des autres hommes du régiment. Serviteur de l’empire qui se conçoit comme l’ombre d’Allâh sur Terre, le statut du janissaire est ainsi perçu par la société comme un honneur et non une honte : généralement appelé « mon jeune homme », il est interdit de lui adresser la parole en des termes humiliants et il ne peut être acheté ni vendu. Protecteur du trône pour qui son absolue loyauté est vitale, membre de la puissante classe militaire des askeri, le corps est sa famille, et le sultan, son père. (…)

Mais surtout, au-delà de leur statut légal ou économique, c’est bien leur puissant esprit de corps qui définit le mieux les janissaires : tous ont connu le même parcours, arrachés de leurs familles dès le plus jeune âge et acculturés à des centaines de kilomètres de leurs terres natales, et ont été endurcis par les mêmes entraînements physiques et militaires à n’en plus finir. Tous ont connu, ou vont connaître, les années de danger et d’épreuves sur les routes des Balkans et d’Anatolie, la camaraderie de la vie de camp, l’ivresse des charges victorieuses. Menés par des commandants éduqués dans les meilleures écoles de l’empire, voire directement au Palais, distingués du commun des mortels par le système du devşirme qui fait d’eux les enfants chéris du sultan, ils ne vont pas tarder à devenir une véritable confrérie fière de son prestige, de ses succès et de ses traditions, une caste puissante qui finira par se saisir de l’autorité tant civile et politique que militaire…

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