La conquête musulmane de la Perse – Avant-propos (extrait)

La conquête musulmane de la Perse est sans aucun doute l’une des épopées fondatrices de l’histoire islamique, l’un de ces tournants majeurs dont les échos résonnent à travers les siècles : en abattant l’un des plus grands empires de tous les temps, les cavaliers surgis du désert d’Arabie ouvraient ainsi non seulement les portes de l’Asie à la foi de Muhammad ﷺmais intégraient également à leur jeune civilisation un peuple régénéré par l’islâm qui devait, parmi d’autres, la porter à son apogée et tant contribuer à son rayonnement culturel, spirituel et scientifique.

C’est aussi l’une des aventures militaires qui forcent le plus le respect et illustrent le mieux la puissance de la Foi, tant le déséquilibre des forces semblait alors inouï. Pour prendre conscience de ce succès proprement surréaliste, il faut, peut-être, le traduire en termes modernes : et qui pourrait, de nos jours, imaginer un état moyen d’Amérique centrale s’élançant – avec succès – à la conquête des États-Unis ou le Bangladesh écrasant la Chine et annexant la moitié de la Russie ? Car la performance militaire est d’autant plus remarquable que, dans le même temps, les armées de l’islâm marchaient avec un succès similaire contre Rome et s’emparaient d’une bonne moitié de l’empire byzantin – notamment de ses provinces historiques les plus fertiles et les plus riches qu’étaient alors l’Égypte et le Shâm. En une demi-journée – à l’échelle de l’Histoire, la grande -, l’empire de Cyrus, Xerxès et Chosroès était submergé par quelques dizaines de milliers de mujâhidîn mal armés, sous-équipés et en large infériorité numérique. Incapable de soutenir le choc, la rutilante armada impériale qui faisait jadis trembler jusqu’à Rome n’avait rien pu y faire; colosse aux pieds d’argile, elle n’avait rien eu à opposer au message révolutionnaire qui transcendait ses adversaires. Quelques années seulement après la mort du Prophète ﷺ, de l’Euphrate à l’Oxus et du Caucase à l’Hindu Kush, le monde perse se réveillait à la voix des muezzins venus sonner le glas de l’ère de l’Ignorance. Les prêtres du feu et leur paganisme ancestral disparaissaient de l’Histoire, engloutis aux côtés de leurs orgueilleux souverains; désormais, le monothéisme régnerait en maître sur le plateau iranien.

Il avait sans nul doute fallu des hommes hors de ce monde pour accomplir de tels impensables faits d’armes et renverser deux empires millénaires, les deux superpuissances de leur temps, à la seule force de leur idéal. Commandants de talent et officiers à la fougue légendaire ne manquèrent ainsi pas à l’appel tout au long de la conquête de la Perse. Après la première campagne fondatrice du génial Khalid ibn al-Walid, premier stratège musulman à oser défier – et vaincre – l’ogre sassanide au terme de siècles de crainte révérencielle des Arabes, l’on songe naturellement à Sa’d ibn Abî Waqqas, qui ajouta à sa distinction de Compagnon du Prophète ﷺpromis au Paradis celle de général vainqueur de la dantesque bataille d’al-Qadisiyyah, mais aussi à Nu’man ibn Muqarrin, héros, fils de héros et martyr de sa propre victoire décisive, ou à Qa’qa ibn ‘Amr, al-Mughirah ibn Shu’ba et al-Muthanna ibn Haritha, immenses champions injustement oubliés sans les coups de génie, l’audace et l’inspiration desquels ce livre n’aurait peut-être jamais pu être écrit. La guerre contre l’empire des Sassanides fut aussi l’occasion pour nombre d’anciens chefs apostats de se racheter de leurs errements passés : ainsi de Tuleyha, ex-faux prophète de son état, ou du brave chevalier yéménite ‘Amr ibn Ma’di Karib, plus connu sous son surnom révélateur de « Père du Taureau », qui éblouirent cette campagne de leur hardiesse avant d’abreuver de leur sang le sol de Nihawand. Il serait enfin impossible de ne pas mentionner celui qui, s’il ne foula jamais le sol de la Perse, fut l’incontestable – et incontesté – chef d’orchestre de sa plus grande défaite historique : ‘Umar ibn al-Khattab, géant parmi les hommes et second calife émérite de l’islâm.

Les rangs des Perses ne manquèrent, non plus, ni de grands champions ni de stratèges de génie. L’on chercherait ainsi en vain une erreur de Rustum, dernier homme fort de l’empire sassanide; il n’en commit aucune, si ce n’est de refuser l’invitation à l’islâm, la main tendue mais ferme, que lui proposaient les émissaires du calife. Il serait tout aussi injuste d’attribuer la victoire musulmane à une quelconque mollesse du soldat perse : d’une bravoure proverbiale, il infligea aux porte-étendards du califat des pertes telles qu’ils n’en avaient jamais connues et ne devaient pas en connaître avant bien longtemps. Tous les généraux impériaux à qui les musulmans firent mordre la poussière n’eurent au final pour seul véritable tort militaire que de se trouver sur la route d’hommes destinés à vaincre, dont aucune force humaine n’aurait pu arrêter l’irrésistible marche en avant. Et c’est sans doute là la raison pour laquelle, malgré une défaite à plates coutures face à cet invincible rouleau compresseur, la Perse ne disparut pas avec sa culture dans les méandres de l’Histoire comme purent le faire tant d’autres provinces conquises, promptement arabisées : elle n’était pas la simple province soumise d’une Byzance en pleine décadence morale, mais le cœur battant d’une vibrante tradition impériale, sûre d’elle-même et dominatrice. L’on ne se risque pas trop à affirmer qu’en définitive, la Perse conquit au moins autant les Arabes qu’elle fut conquise – et sauvée – par l’islâm; et c’est là ce qui fait de cette conquête l’un des événements les plus importants de la genèse de la jeune civilisation islamique.

En son sein, les Perses prirent ainsi rapidement toute leur place, celle qui, au final, avait toujours été la leur : celle d’un peuple-moteur, fier de ses structures impériales, de son raffinement et de son excellence. Car si l’épée des sahâbas avait renversé la Perse, l’esprit de l’islâm, tel une nouvelle pulsion vitale, s’en empara bien vite : dès le premier siècle de l’Hégire, déjà, nombre de zoroastriens – nobles et citadins en tête – avaient embrassé la foi de leurs conquérants grâce aux efforts missionnaires de certains califes omeyyades. Sous leurs successeurs abbassides, l’islâm se répandait plus largement encore dans les campagnes et, trois siècles après al-Qadisiyyah, la Perse était majoritairement musulmane – et sunnite. Elle devait le rester pour un demi-millénaire. L’islamisation de la région voyait également le développement de métropoles massives à travers tout le pays, en particulier à ses confins orientaux – Samarcande, Nishapur ou Bukhara. Au sein de ces centres urbains cosmopolites et raffinés, de l’Iraq au Khurasan, des savants perses par milliers s’élevaient pour accomplir la prophétie du Messager d’Allâh ﷺà leur sujet [1]et transmettre son héritage : Abû Hanifa, évidemment, le fondateur de la première – et plus répandue – école de jurisprudence musulmane, mais aussi les six grands compilateurs classiques de hadîth que furent al-Boukhari, Muslim, at-Tirmidhi, Abû Dawud, an-Nasa’i et ibn Majah, reprirent ainsi le flambeau de leur illustre compatriote Salman al-Farsi, précurseur en la matière. Ces seuls noms devraient suffire au lecteur musulman moderne pour prendre conscience de l’immense portée de la conquête du royaume des descendants de Darius…

La rencontre, puis la symbiose et enfin la fusion entre la culture perse, héritière d’une tradition multi-millénaire au carrefour de l’Asie, et l’esprit de l’islâm originel donnèrent ainsi naissance à l’une des sociétés les plus savantes, esthétiques et avant-gardistes de l’histoire de la civilisation, fer de lance du célèbre « âge d’or islamique » où arts et lettres, sciences et spiritualité s’épanouirent jusqu’à en éblouir le monde. Dès les premiers siècles de l’Hégire, hommes de religion et de science, médecins et théologiens, astronomes et philosophes, chirurgiens et juristes, mathématiciens et logiciens produisaient d’innombrables traités en arabe comme en persan et les traduisaient de l’un à l’autre. Car si le persan adoptait un alphabet arabe légèrement adapté à ses spécificités et surtout empruntait des milliers de termes à la langue de la Révélation, il n’en survécut pas moins en conservant son essence fondamentale et devenait même, dès l’ère des Abbassides, la seconde langue universelle de la civilisation islamique. Et si les savants perses mirent un point d’honneur à préserver et à revivifier régulièrement leur héritage linguistique, ils se passionnèrent tout autant pour la langue arabe et sa grammaire, sa rhétorique et son éloquence, sa littérature et sa prose, toutes compilées à l’envi. [2]

Au niveau politique et administratif, Omeyyades et surtout Abbassides avaient eu tôt fait de capter les grandes réussites de l’empire sassanide déchu – sa monnaie, sa bureaucratie, sa poste, son architecture – et de reprendre ses administrateurs à leur service. La maison d’Abbas, portée au pouvoir par une révolution venue des confins du monde perse et menée par un général perse, semblait d’ailleurs représenter la matérialisation la plus palpable de cette synthèse, depuis sa nouvelle capitale de Bagdad, fondée à quelques encablures à peine de l’antique métropole impériale de Ctésiphon. Bien vite, des dynasties perses autochtones, conquérantes et savantes tout à la fois, renaissaient, enracinaient l’islâm dans le pays et poussaient leurs armées vers l’Afghanistan et l’Asie centrale; Samanides, Saffarides et Tahirides promouvaient une culture perso-islamique promise à une longue postérité. Sous leur influence, au Khurasan et en Transoxiane [3]émergeait peu à peu une tradition turco-perse, qui empruntait son sang à sa première composante et sa culture à la seconde; elle devait fleurir près d’un millénaire et porter l’islâm jusqu’aux rives du golfe du Bengale, à l’Est, et aux contreforts des Alpes, à l’Ouest. C’est par cet intermédiaire que d’immenses contrées qui comptent aujourd’hui près de la moitié des musulmans de la planète – le sous-continent indien, l’Anatolie, l’Asie centrale – devaient embrasser la religion d’Allâh. [4]Ghaznévides, Ghourides, Seldjoukides, Timourides, Ottomans, Moghols, pour ne citer qu’eux : tous appartiennent ainsi, à des degrés divers, à cette symbiose qui unissait les élites islamiques pré-coloniales d’Istanbul à Delhi en une même aire civilisationnelle.

La dernière des Révélations, bénédiction pour l’humanité toute entière, avait sauvé la Perse de sa propre ignorance et de ses vices; en retour, la Perse sublima le monde de l’islâm de sa grâce et de sa majesté. Et si elle a pris, depuis le temps des Safavides, un chemin bien différent, il ne saurait être question de minorer l’impact historique de son peuple et de ses savants, de ses poètes et de ses hommes d’armes. Les yeux s’émerveillent toujours devant les sublimes chefs-d’œuvre de l’art persan, de Bagdad et d’Isfahan à Samarcande et Agra; l’âme s’apaise par les admonitions spirituelles d’un al-Ghazali; l’esprit s’élève sous la plume d’al-Boukhari et de ses pairs; l’imagination se perd dans les épiques récits des faits d’armes des dynasties musulmanes, trop nombreuses pour les citer, qui foulèrent le sol de Perse et au-delà. Tout cela, et bien plus encore, nous le devons à ces intrépides guerriers, preux chevaliers de l’islâm, braves parmi les braves, qui s’élancèrent un jour sans peur au-delà des fleuves les plus infranchissables et des monts les plus inaccessibles pour y propager la Foi en l’Unique… Cet ouvrage n’est qu’un modeste hommage à la sainte flamme qui les animait.

 

‘Issâ Meyer, 25 muharram 1441, 25 septembre 2019.

 

[1]« Le Prophètedit, en indiquant Salman le Perse : ‘Si la Foi se trouvait dans la constellation des Pléiades, des hommes de cette race finiraient sûrement par l’atteindre !’ » (al-Boukhari, 4898) ; « Le Prophèteposala main sur Salman le Perse en disant : ‘Si la religion était dans la Pléiade, l’un de ces Persans l’aurait cueillie.’ » (Muslim, 2930)

[2]Ibn Khaldoun note ainsi dans sa Muqaddimah : « Il est un fait remarquable que, à quelques exceptions près, la plupart des savants musulmans dans les sciences intellectuelles aient été des non-Arabes; les fondateurs de la grammaire arabe étaient ainsi Sibawaih et, après lui, al-Farsi et az-Zajjaj, tous d’origine perse. Les grands juristes étaient des Perses. Seuls les Perses se sont engagés dans la tâche de préserver le savoir et de produire des travaux scientifiques systématiques. »

[3]Le Khurasan est une région historique qui inclut l’Afghanistan moderne ainsi que l’est de l’Iran et le Turkménistan; la Transoxiane, au nord du Khurasan, correspond historiquement plutôt à l’Ouzbékistan, au Tadjikistan et à une partie du Kazakhstan modernes.

[4]L’historien britannique Bernard Lewis fait ainsi remarquer que : « Culturellement, politiquement et, de façon remarquable, religieusement, la contribution iranienne à cette nouvelle civilisation islamique fut d’une immense importance. (…) C’est cet islâm perse, plutôt que l’islâm originel arabe, qui fut apporté à de nouvelles contrées et à de nouveaux peuples : aux Turcs, d’abord en Asie centrale puis au Proche-Orient dans le pays qui viendrait à s’appeler Turquie, et bien sûr en Inde. Les Turcs Ottomans apportèrent une forme de civilisation perse jusque sous les murs de Vienne… »

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